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Messages - elric

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Partie Une


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PARTIE UNE

Port Bourne, Premières Semaines de 609 AR

Le coeur de Haley s’emballe douloureusement lorsqu’elle se réveille de son cauchemar, une expérience désormais familière. Elle cligna des yeux et regarda autour d’elle, découvrant les murs familiers de la simple chambre d’hôpital qui était devenue son indésirable foyer. Une aide-soignante s’approchait d’elle, lui apportant un verre d’eau fraîche et un carré de tissu propre pour sécher son front. Le jeune femme prononça des paroles apaisantes et calmes, mais Haley les écouta à peine. Le départ de la femme fut un soulagement.

Le réveil paniqué de Haley n’était pas moins déconcertant pour s’être produit de nombreuses fois auparavant. Chaque fois qu’elle était confrontée à ces horribles rêves, elle sentait réelle et fraîche, sans aucune impression de fouler à terrain familier. Après son réveil, elle pouvait dire que les détails étaient subtilement précédents, les morts mourant de manière distincte mais tout aussi horrible. La principale constante était un totale sentiment d’impuissance.

Lors de la réelle bataille du Bois d’Épines, c’était la warcaster morrowéenne Constance Blaize qui était venu au secours de Stryker. Heureusement, aucun d’eux n’était mort, mais Haley n’y était pour rien. Elle s’était contentée d’assister, impuissante à aider. L’instinct du champ de bataille, ancré depuis longtemps, l’avait poussée à utiliser son pouvoir arcanique sans prendre le temps de réfléchi à la façon dont un tel acte se retournerait contre elle. Cela avait provoqué un emballement du poison réactif à la magie persistant dans ses veines, libérant des toxines destructrices inonder ses muscles et ses organes internes et l’avaient presque tuée. Depuis son retour à Port Bourne, son état ne s’était pas améliorer.

Le Pair Vigilant Carrick Dolan entra dans la pièce et s’approcha de Victoria Haley. Elle remarqua vaguement qu’il était de plus en plus négligé et que ses yeux étaient assombris. Elle soupçonna qu’il dormait encore moins qu’elle.

Prenant sa main pour sentir son pouls, il demanda : « Comment nous sentons-nous aujourd’hui ? » Elle ignora la question ; il avait été répété assez souvent pour avoir perdu tout sens. Il poursuivit : « je suis convaincu que les cauchemars ne sont qu’un effet secondaire du poison. Je ne m’attarderais pas dur eux. Il ne veux tien dire ».

Lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois à Corvis, immédiatement après son empoisonnement, il lui avait été présenté comme le plus grand expert de l’Église de Morrow sur les afflictions cryxiennes, un érudit de l’Ordre de l’Illumination. Ses références impressionnantes références lui avaient donné l’espoir, ce qu’elle regrettait de plus en plus à mesure que le temps – et sa malade – s’écoulait. Il n’avait montré aucun signe de progrès dans l’amélioration de son état. Pourtant, ce n’était pas la faute de Carrick si elle était en train de mourir. Les efforts qu’il déployait pour l’aider ne faisaient que souligner la futilité de trouver un remède.

Lorsqu’elle s’était permise d’écouter les paroles empoisonnées de Deneghra, elle avait eu l’impression de se rendre. Même à ce moment-là, elle avait su avec une absolue certitude qu’elle était manipulée. Mais elle ne pouvait pas ignorer l’avertissement de Deneghra - elle ne pouvait pas permettre que le Général Nemo soit assassiné. Sa voie avait été tracée pour elle. Elle avait dansé comme une marionnette sur des ficelles.

D’autres fois, elle rêvait qu’elle se hâtait d’arriver à Corvis, qu’elle remontait le Fleuve de la Langue du Dragon tandis que les nécroserfs sortaient des eaux sombres pour envahir le bateau. Dans ces rêves, elle se réveillait haletante après avoir été entraînée sous l’eau. Parfois, elle atteignait Corvis pour trouver l’assassin avec sa lame empoisonnée debout au-dessus d’un cadavre, les yeux de Nemo plats et sans vie alors que le vent remuait ses cheveux blancs, le sol imbibé de sang répandu.

Même dans les rêves, sa magie ne répondait pas à sa volonté.

Dans une certaine mesure, ces cauchemars avaient perdu de leur impact, du moins après son réveil. Mais son esprit était inventif et trouvait de nouvelles façons de la laisser à bout de souffle et le coeur battant de panique. Carrick l’avait réprimandée pour avoir stressé son corps alors qu’elle devait se reposer, comme si elle avait le moindre contrôle sur les échos extraits de ses souvenirs.

Il emmena la seringue de sang au fond de la pièce, où une série de tubes et de béchers en verre étaient alignés sur une table. Peu de temps après qu’elle ait été atteinte pour la première fois, Dolan avait tenté une transfusion sanguine, avant de constater que la substance envahissante s’était répandue dans tout son corps, et pas seulement dans son sang. Depuis, il avait essayé d’autres méthodes pour isoler la toxine, y compris les tests alchimiques qu’il effectuait maintenant sur le sang fraîchement prélevé. Une batterie familière d’autres tests s’ensuivit. Sa respiration s’avéra superficielle ; essayer de prendre des respirations plus profondes provoqua une douleur fulgurante dans sa poitrine. Lorsqu’elle essaya de serrer sa main aussi fort qu’elle le pouvait, voulant sincèrement le voir se tortiller, il ne montra aucune gêne  et elle resta haletante. Carryck fit des bruits neutres et écrivit des notes sur son registre, mais elle n’eut pas besoin de les lire.

Son état s’aggravait.

Avant de partir, Carrick se tourna vers elle et lui dit : «  Vous devez savoir que nous partons pour Caspia dès que certaines dispositions auront été prises. Je voulais éviter de vous déplacer, mais je pense pas que nous puissions attendre plus longtemps ».

« Caspia ? » demanda-t-elle. « Mais une opération d’envergure se prépare au Bois d’Épines. Je dois être ici, au cas où ils me rappelleraient. Ils auront besoin de tous ceux qu’ils peuvent rassembler ». Elle détestait que sa voix semble plus désespérée que déterminée.

« Major nous en avons déjà parlé. Je comprends votre désir de reprendre du service, mais vous devez admettre que c’est impossible. Vous seriez une distraction et un préjudice pour les personnes vous entourant. Pensez-vous honnêtement que vous êtes prête au combat dans votre état ? »

Haley savait qu’il avait raison, mais cela ne changeait rien à son indignation. « Il y a certainement quelques chose que vous pourriez me donner, une potion ou une pilule, qui donnerait de la force et me garderait alerte si je devais me battre. À quoi servirais-je à Caspia ? »

« Nous avons dépassé ce stade Major. Vous devez vous concentrer sur la préservation de vos forces. Dans la capitale, nous pouvons faire en sorte que les meilleurs esprits de Cygnar oeuvrent à guérir votre maladie ».

« Je pensais que c’était déjà le cas », dit-elle.

Il lui rendit un triste sourire. « Il est clair que nous avons besoin d’un nouvel avis. D’un regard neuf. Sans parler de meilleure installations. C’est notre meilleure chance. J’ai épuisé tout ce que je pensais pouvoir faire ». Il fronça les sourcils et déglutit. Elle soupçonnait qu’il regrettait d’avoir dit cette dernière chose, mais elle appréciait son honnêteté. Elle en avait assez des tentatives d’instiller de faux espoirs. Il s’éclaircit la gorge et dit : « Essayez de ne pas vous forcer en attendant. Reposez-vous autant que vous le pouvez. Il partit en fermant la porte derrière lui ».

Ses paroles lui donnaient seulement l’envie d’en faire plus. Elle sortit de son lit et se força à faire plusieurs pompes et redressements assis, même si cela la fatigua et la rendit étourdie. Bien trop consciente qu’elle était capable d’en faire tellement plus, elle continua jusqu’à ce qu’elle puisse à peine se remettre au lit.

* * *

Elle était reconnaissante que la noirceur l’ait emportée, son esprit trop épuisé pour rêver. La prochaine fois qu’elle ouvrit les yeux, elle ressentit une viscérale poussée de soulagement devant le visage l’observant, les sourcils blancs en désordre. « Général Nemo », dit-elle. Elle se redressa, ce qui provoqua un vertige et une explosion de taches devant ses yeux.

Il tendit la main et la stabilisa, le regard inquiet. « Doucement, Major. Moi aussi, je suis content de vous voir ».

Elle se remit dans une position assis plus naturelle. Le général avait l’air fatigué. Il était manifestement venu la voir dès son retour du terrain, sans prendre le temps de se reposer ou de se rafraîchir. Il s’assit lourdement sur une chaise tirée à côté de son lit, semblant content du répit.

« J’ai entendu dire que vous aviez été appelé pour des troubles à Clabeck », dit-elle en essayant de reprendre ses esprits. Elle se sentait encore groggy par le sommeil. Nemo ne portait pas son armure de warcaster, mais d’innombrables petits indices dans son attitude, son expression et l’était de son uniforme suggéraient qu’il avait récemment participé à une bataille. « C’est résolu ? »

« En quelque sorte », répondit-il sombrement. « Une vilaine affaire avec laquelle je ne vous dérangerai pas ». Il resta silencieux un moment et elle le laissa faire, même si des questions envahissaient son esprit. Il regarda par la fenêtre, perdu dans ses pensées. Finalement, il ajouta : « Nous avons perdu des gens. Y compris un vieil ami ».

« Je suis désolée », déclara Haley. Elle savait très peu de choses sur les officiers les plus proches de lui. Elle ne put s’empêcher de demander : « À  quoi faisiez-vous face ? J’ai entendu quelques rumeurs, mais rien de solides ». Il lui lança un regard mesuré et elle ressentit une vague d’indignation. « Je suis allongé ici depuis des jours, et tout le monde semble déterminé à me garder dans l’ignorance ». Ses yeux s’adoucirent et il gloussa. « Je comprends. La situation à Calbeck était inattendue. Il a trop de chose à dire, mais pour résumer, la ville a été prise d’assaut par une dangereuse branche de cyrissiste ».

« Des cultistes de la mort ». Elle trouva le terme étrange dans ce contexte, venant en particulier de quelqu’un s’étant battu pendant des décennies contre le Cryx. « Les cyrissistes ne sont-ils pas obsédés par les mathématiques, l’ingénierie, l’astronomie ? »

« Oui, mais ceux-là ont d’autres . . . intérêts. Ils veulent devenir des machines, pas seulement les construire. Nous savions depuis un moment que certains d’entre eux avaient réussi à se transformer en mécanique, mais je ne savais pas jusqu’où ils étaient allés. Ils étaient des centaines à Calbeck, mais très peu étaient encore de chair et de sang. Des rangs entiers de ce qui était autrefois des hommes et des femmes désormais logés dans des corps faits d’engrenages et d’acier. Leurs âmes sont arrachées de leurs corps et scellées dans des boîtes de métal et de cristal intégrées aux corps ». Il marqua une pause et secoua la tête, son dégoût étant évident. « Ils sont bien organisés et bien armés, et leur technologie est étonnamment sophistiquée. Maintenant, nous savons qu’ils ont aussi une armée ».

« Morrow ! Je n’en avais aucune idée ».

« Personne ne le savait ». Il avait examiné ses mains tout en parlant, mais il leva les yeux et se redressa sur sa chaise. « Nous les avons repoussés, mais non sans mal. Ce que nous avons vu à Calbeck qu’ils avaient de plus grandes aspirations. Ils veulent changer Caen. Nous les reverrons, j’en suis certain. J’espère que nous avons obtenu un sursis ».

Il était clair qu’ils retenait beaucoup qu’il retenait beaucoup – de nombreuses choses demeuraient inexprimées. Elle ajouta : « Nous n’avons vraiment pas besoin d’une autre menace à l’intérieur du pays ».

Il eut un rire de surprise. « C’est un euphémisme. Nous trouverons un moyen de nous occuper d’eux, j’en suis sûr. Jusqu’à ce qu’ils fassent un autre geste, nous n’avons qu’à attendre qu’ils se révèlent. Il fronça les sourcils et admit après une pause : « Ils ont même essayé de me recruter ».

« Vous avez parlé avec eux ? »

« Oui, l’un d’entre eux, encore en vie, m’a approché. Une fille ». Il sembla se rappeler à qui il parlait et se racla la gorge. « Une jeune femme, je veux dire. Elle s’appelle Aurora. Peut-être plus jeune que vous de quelques années seulement et également warcaster. Mais naïve. Protégée. Elle a été élevée en ne connaissant rien d’autre que cette étrange religion. Elle espérait me convaincre de les rejoindre ».

« Il était clair qu’elle était mal informée », dit Haley, considérant que Nemo avait offert tout sa vie à la défense de Cygnar. « Qu’est-ce qu’elle vous a proposé ? »

Son expression devint plus neutre, mais la lassitude semblait s’accumuler dans ses yeux. « Immoralité ». Au bout d’un moment, il leva la main et fit geste pour se désigner. « Ils ne laissent pas leur semblables devenir vieux. Ils pensaient que je leur donnerais mon âme en échange de l’absence de maux de dos et de perte d’audition. Je leur ai dit que je n’étais pas intéressé par un corps en métal ».

Ils échangèrent un regard. Elle ajouta : « Cela a dû être tentant. Une vie ne semble pas suffisante, n’est-ce pas ? »

« Une vie, c’est beaucoup. Ce qu’ils font est contre nature, impie. Ce n’est pas si différent de devenir mort-vivant. Non, je vais juste garder mon dos douloureux, merci beaucoup ». Il poussa un familier et attachant grognement.

Haley sourit. « Vous avez entendu parler de la promotion de Stryker, je présume ? »

Nemo se renfrogna, même si sa colère était clairement, au moins en partie, feinte. Il dit : « Je jure que ce garçon a essayé de trouver un moyen de me surpasser pendant la moitié de sa carrière militaire. Lord Généra, en effet ».

« Que savez-vous de sa mission ? Il a embarqué la plupart des soldats de la ville et s’est dirigé vers le nord. Je n’ai pas été invité au briefing ».

« Honnêtement, je n’ai pas encore été entièrement informé de la mission de Stryker, même si j’ai entendu certaines choses. Un espion ordique a découvert que des cryxiens essayant de faire passer quelque chose d’important à travers l’Octelande. Stryker est avide de victoire, ce que je peux comprendre. Nous en aurions bien besoin. J’espère juste qu’il ne prendre pas trop de risque pour l’obtenir ».

« Allez-vous le rejoindre ? Demanda-t-elle.

Il secoua la tête. « Je me concentrerai sur la planification  de notre éventuel retour au coeur du Bois d’Épines. Nous ne pouvons pas donner à Cryx une chance de se regrouper. Il y a beaucoup à faire pour se préparer, et c’est à moi et au Général Duggan qu’il incombe de le faire. En attendant, je serai là si vous avez besoin de quoi que ce soit ». Sa voix grossit sur ce dernier point. Cela lui rappela qu’il avait perdu sa femme à cause de la maladie alors qu’il était en mission et que par la suite il s’était éloigné de sa fille. C’était un sujet qu’il n’aimait pas aborder.

Leur conversation s’orienta vers d’autres sujets et elle parvint finalement à lui soutirer des détails sur les combats de calbeck, une histoire qu’il accepta une fois qu’il eut surmonté sa réticence initiale. Puis il remarqua qu’elle faiblissait et insista sur le fait qu’il devait s’occuper de certaines affaires urgentes. Elle ne put s’empêcher de tendre la main pour lui prendre le bras.

« Ils m’envoient à Caspia », dit-elle.

Ils plissa les yeux. « C’est sans doute mieux ainsi », répondit-il après un bref instant.

« Je préférerais rester proche du front. Je peux aider ici. Je peux toujours contrôler les warjacks ». Elle le prononça avec fermeté, avec confiance, mais elle savait que son désespoir était évident. « Je ne serai pas envoyé à Caspia pendant que tous ceux que je connais et que je respecte mettent leur vie en jeu ».

Il retira son bras, le regard sévère. « Vous n’êtes plus en service actif, Major, et pour une bonne raison. Vous l’avez persuadé de risquer votre vie une fois, mais pas une seconde fois. Votre seule tâche est d’obéir à vos médecins et de vous rétablir. Je veillerai à ce que des lettres soient envoyées pour vous tenir au courant de la situation ». Son expression s’adoucit et il lui tapota la main. « Mais jusqu’à ce que vous partiez, je suis là pour vous, vous comprenez ? Envoyez-moi chercher s’il y a quoi que ce soit que je puisse faire ? Compte tenu de son apparence habituellement bourrue, cette tendresse était plus déstabilisante que tout ce que Dolan avait dit.

* * *

Ce soir-là, Haley passa un certain temps à regarder les élégants mais anguleux contours de la prothèse métallique remplaçant son bras droit manquant. Elle ne la portait pas pendant son sommeil, mais la fixation de l’épaulière et des sangles à son mignon faisait désormais partie intégrante de sa routine matinale.

Elle la portait sans son armure de warcaster, qui avait été conçue pour s’y intégrer. Elle possédait ses propres petits condensateurs pour fonctionner seul, mais sans l’énergie de la turbine arcanique de son armure, sa force était considérablement diminuée. D’ordinaire, cela ne la dérangeait pas, car elle pouvait encore fonctionner de la même manière qu’une main vivante. L’utilisation du bras ne stimulait pas le poison dans son système, probablement pour les mêmes raisons qu’elle pouvait toujours contrôler les warjacks. Elle était en sécurité tant qu’elle ne puisait pas dans l’énergie arcanique et n’invoquait pas la magie runique.

Elle se souvenait parfaitement d’avoir essayé de s’habituer à la prothèse alors qu’elle se remettait du traumatisme causé par la terrible blessure infligée par son ancienne jumelle. Une partie de l’angoisse de ces jours-là venait de l’écoeurant sentiment d’avoir tué sa sœur, même s’il ne faisait aucun doute qu’elle avait eu raison de le faire. Elle avait également fait des cauchemars récurrents, revivant l’affrontement au cours duquel son conflit avec Deneghra avait trouvé son inévitable conclusion.

Au début, elle avait considéré son bras artificiel avec dégoût, grimaçant intérieurement lorsque ses innombrables engrenages et servomoteurs émettaient des clics doux et métalliques. Sa chair avait l’habitude de démanger et de gratter à l’endroit où elle s’unissait au mécanisme. Il avait fallu du temps pour l’accepter. En quelques semaines, elle s’acclimata, cependant, et bientôt elle trouva que cela lui servait aussi bien que son bras vivant. Mieux, à certains égards, bien qu’elle soit encore parfois prise au dépourvu lorsqu’elle voit son reflet. Il était facile de l’oublier.

Maintenant, elle se retrouvait à la regarder avec quelque chose qui approchait de la tendresse. Elle préférait l’attacher dès le matin pour ne pas avoir à fixer le moignon de son bras. Celui lui permettait de devenir symétrique, entière. Elle tourna le poignet et ouvrit les doigts métalliques un par un. Les composants bougeait avec son qu’elle trouvait rassurant, presque méditatif. Cela la distrayait de la douleur profonde dans sa poitrine et ses poumons.

Était-ce mal de ressentir quelques chose qui ressemblait à l’espoir sur la base de ce que Nemo avait décrit ? Il était impossible de ne pas se demander si cette technologie pourrait être appliquée pour guérir son état, d’une manière ou d’une autre, même si elle n’était pas poussée à l’extrême. Elle devait en savoir plus, mais comment ? Si elle voulait vraiment poursuivre dans cette voie, il lui faudrait entrer en contact avec un membre de la foi ayant connaissance sa technologie la plus avancée. Et elle avait peu de temps.

Il y avait aussi le fait que des membres armés de cette religion venaient d’entrer en guerre contre le Cygnar, mais elle savait à quel point les fidèles de Cyriss étaient variés. D’après elle, la plupart des cyrissistes étaient des gens ordinaires – des professeurs d’université, des ingénieurs, des astronomes. Elle avait rencontré plusieurs adorateurs de Cyriss au cours de sa carrière militaire, remontant à sa première formation de warcaster. Ils lui avaient fait une impression généralement favorable de personnes intelligentes et réfléchies. Certaines des innovations attribuées à Sebastian Nemo avaient impliqué l’étude de leur technologie. Il était clair qu’ils avaient accompli des choses que d’autres pouvaient à peine imaginer. Le contingent armé que Nemo avait affronté à Calbeck ne devait être qu’une branche particulièrement dangereuse.

Cela semblait une piste à explorer. Rien contre Carrick Dolan, mais l’Ordre de l’Illumination était une organisation surtout connue pour traquer et tuer les infernalistes et les nécromanciens, pas pour ses percées innovantes. L’Église de Morrow ou ses organisations affiliées étaient-elles le meilleur endroit pour trouver une réponse ? Elle se considérait comme une morrowéenne et avait parfois trouvé du réconfort en priant l’un ou l’autre des ascendants de la Trinité Martiale. Mais même selon la doctrine morrowéenne, la prière ne suffisait pas, il fallait poser des questions, agir, chercher des solutions, parfois en empruntant des voies que d’autres craignaient d’emprunter.

La porte s’ouvrit et Carrick Dolan entra, secouant la tête d’un air désapprobateur de la trouver encore éveillée, la lampe toujours allumée. « Vous devriez être endormie à l’heure qu’il est, major ». Il entra, apportant avec lui une petite fiole de verre remplie d’une liquide violet familier. « Cela devrait vous aider. J’ai fait des ajustements qui devraient atténuer les cauchemars ».

Haley accepta la fiole et se sentit agacée lorsqu’il attendit qu’elle la boive, comme sil elle était une enfant. Les jours où la douleur était la plus forte, elle acceptait parfois les médicaments, mais aujourd’hui elle était réticente. Elle ne voulait pas que ses facultés s’émoussent. Pourtant, sous son regard attentif, elle se sentit obligée de pencher la fiole et d’en avaler le contenu, grimaçant à l’amertume qu’elle ressentit sur sa langue.

Il dit : « Oh, je voulais vous dire que nos plans ont été accélérés. Nous prendrons le Dame Ellena au départ de Braimarché demain. Il faudra partir tôt. J’espère être à Caspia dans la soirée ». Il inclina la tête et partit en refermant la porte.

Les mots lui causèrent un choc de peur. L’idée d’être envoyée à Caspia la remplit de panique. Elle avait l’impression de se rendre, de faire un dernier geste futile. Cela montrait à quel point ceux qui la traitaient pataugeaient dans l’obscurité. Elle mourrait si elle allait à la Cité des Murs en ce moment. Elle le savait, avec une froide certitude défiant toute raison.

Avant même qu’elle ne se rende compte qu’elle avait une décision, elle se précipita hors du lit, ignorant les pointes de douleur qui lui montaient aux jambes. Elle récupéra un bol à laver sur une cuvette aussi silencieusement que possible, elle introduisit un doigt dans sa gorge et s’étouffa, puis vomit dans la cuvette aussi silencieusement que possible, en grimaçant contre le goût de la bile. Le liquide violet remonta en même temps que son repas. Elle espérait avoir purgé suffisamment de drogue pour qu’elle ne l’affecte pas.

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PROLOGUE

Le Bois d’Épines, Fin 608 AR

Le Major Victoria Haley n’eut pas le temps de réfléchir lorsque la terre se mit à trembler pour révéler de nouveaux esclaves asservis sans cervelles et des nécroserfs morts-vivants grimpant à travers les fissures élargies dans le sol. Ils s’en prirent immédiatement aux soldats cygnaréens désorganisés tout autour d’elle. Les mitrailleuses de son Cyclone virèrent à l’orage sous la chaleur des incessants tirs et envoyaient de la vapeur s’élever sous la pluie. Son esprit était relié au cortex de la machine, la poussait, dirigeait ses tirs. Peu importe le nombre de balles tirées, ce n’était qu’une marée sans fin d’ennemis.

Le warjack léger Luciole combattant sur son flanc gauche était déjà bien amoché, mais elle l’envoya intercepter plusieurs nécroserfs se rapprochant d’une de ses escouades de pionner, effectuant un repli tactique de ce côté. L’engin était illuminé par de l’énergie voltaïque bleue, mais sa lumière fut rapidement avalée par la pluie battante et ses pieds s’enfoncèrent profondément dans une épaisse boue. Le sergent pionnier continuait à faire avancer et tirer ses hommes, mais elle peut lire la panique dans les yeux. Son flanc droit était tenu par la warcaster morrowéenne Constance Blaize, ainsi que par ses warjacks et ses Chevaliers Précurseurs désormais vêtus d’armures argentées. Ils résistèrent à l’assaut, mais furent abattus l’un après les autres.

Un énorme fracas secoua le sol alors que deux Krakens déchaînés renversaient l’un des Conquêtes khadoréen plus proche de la forteresse principale cryxienne. Haley s’approcha à grand pas, l’adrénaline lui faisant momentanément oublier son état de faiblesse. Elle avait gardé un warjack Chasseur à proximité, utilisant son canon et ses obus perforants sur des cibles difficiles. Elle l’incita mentalement à tirer sur le Kraken le plus proche. C’est alors qu’elle aperçut Deneghra. Sa jumelle corrompue se tenait en retrait entre les colosses cryxiens, les dirigeant.

Du flanc droit de Haley surgit la forme brillante du Seigneur Commandeur Striker, les bobines sur son dos renforçant son armure de warcaster. Il leva son épée Vif-Argent au-dessus de sa tête et s’élança avec son warjack Vî Arsouye vers le Kraken le plus proche. Son épée brillait de mille feux lorsqu’elle trancha l’un des tentacules griffus et cisailla la jambe blindée la plus proche. Vî Arsouye frappa le Kraken de l’autre côté avec son marteau sismique. Le colosse chancela, puis s’inclina lorsque Stryker bondit pour lui enfoncer son épée dans les entrailles, dans une gerbe d’étincelles et de métal tordu. Le Kraken commença à basculer, et Stryker dut plonger pour s’écarter.  Vî Arsouye s’interposa pour dévier la machine paralysée, dont la masse pressa le warjack dans la boue, le clouant partiellement au sol.

L’un des Krakens déchira le Mur-Tempête paralysé et fut assailli par le Dernier Conquête, tandis qu’un autre se rapprochait de Stryker. Haley sursauta en voyant un tentacule s’élancer, le manquant de peu. Vî Arsouye se débattait toujours, essayant de dégager une jambe pliée sous la masse du Kraken abattu. Sans réfléchir, Haley tendit la main et rassembla son pouvoir, essayant d’atteindre le cortex étranger du Kraken pour stopper son attaque alors que son autre tentacle se cabrait tel un serpent en colère. Une douleur lancinante et une lumière blanche éclatèrent dans sa tête comme si un tison l’avait frappée, et la douleur se propagea dans sa poitrine et ses jambes, faisant battre son coeur de manière erratique. Elle tomba à genoux, luttant pour respirer, sa vision se brouillant.

Le tentacule du Kraken s’abattit sur Stryker, brisant son champ d’énergie, froissant son armure de warcaster et le renversant dans la boue. Les griffes du Kraken s’approchèrent à nouveau de lui. Se compressant la tête de douleur, Haley ne pouvait rien faire. Une griffe s’empara de lui et le souleva dans les airs, et son épée lui échappa des doigts. L’iris d’une trappe le long du côté de la coque centrale s’ouvrit, et en une seconde Stryker avait disparu, entassé à l’intérieur pour être méthodiquement désassemblé par la machine, sa vitalité et son âme extraites pour alimenter ses armes nécromantiques. L’instant d’après, les canons écorcheurs du colosse tirèrent, envoya,t des pointes noircies perforer l’armure de Constance Blaize. Elle chancela et tomba en toussant du sang.

Autour de Haley, il n’y avait rien d’autre que du carnage, et elle voyait de flamboyantes flammes vertes se propager pour consumer les soldats n’ayant pas fui. Elle tenta de se relever, mais ne ut bouger. Toujours haletante de douleur, elle cria tandis que d’atroces crampes tordaient ses jambes et ses bras et forçaient ses mains à se serrer. La tour cryxienne surgie avec une puissance impie, et le corps de Deneghra semblait être un phare, la source du feu de forêt se propageant.

Haley ne s’était jamais sentie aussi désespérée. Lorsqu’elle croisa le regard de sa jumelle, elle fut surprise de voir de la pitié dans l’expression de la sorcière-fantôme. Elle s’entendit crier alors que sa peau commençait à brûler.

4
AVANT-PROPOS

Cette histoire a connu un parcours assez long pour en arriver là, mais le Major Victoria Haley aussi.

Le personnage de Haley m’a toujours fasciné car elle représente le potentiel infini des mortels dans notre environnement. Les Royaumes d’Acier ont leur part de dieux, leurs puissants intermédiaires, d’immenses dragons invulnérables, des seigneurs morts-vivants, d’immortelles carognes et d’autres entités surnaturelles. Certains joueurs de Cygnar ont déploré l’absence d’une warcaster incarnant l’un de ces concepts. Si vous vous voulez mon avis, ce que Cygnar a de plus inspirant chez des personnes comme Victoria Haley – des mortels tenant tête à des terreurs immortelles et parfois même gagnent.

Victoria Haley a traversé de nombreuses épreuves et tribulations : ses parents et sa maison lui ont été arrachés lors d’un événement horrible durant son enfance, elle a survécu seule à seulement treize ans, a découvert que sa sœur jumelle était en fait vivante mais complètement corrompue par Cryx, a tué sa sœur après avoir perdu un bras lors d’un combat.

Bien que son passé soit rempli de tragédies, depuis qu’elle est devenue warcaster, Haley a montré à plusieurs reprises sa capacité à briser les lois de la réalité par sa seule volonté et la force de sa magie. Cela m’a amené à réfléchir à la façon dont elle réagirait si on lui retirait ce pouvoir. Qu’est-ce que cela signifierait pour son sentiment d’identité ? Plus j’y réfléchissais plus je sentais que ce serait plus terrifiant pour elle que tout ce qu’elle avait pu affronter, sur le champ de bataille ou en dehors.

L’émergence de la mystérieuse Convergence de Cyriss pourrait changer bien des choses pour les habitants de l’Immoren occidental. Les adorateurs des machines représentent cependant une tentative unique pour Haley, une tentation qu’elle ne pourrait peut-être pas refuser.

Dans cette histoire, nous Haley dans ses ses heures les plus sombres, dépourvue de magie et aux prises avec une maladie incurable, essayant de comprendre qui elle est au fond d’elle-même et si elle a encore de l’importance. Comment peut-elle au mieux remplir son devoir d’officier, servir sa nation en tant que warcaster, et atteindre son potentiel en tant qu’individu ? Qu’est-ce qui est le plus important pour elle ? Pour la première fois, elle se voit contrainte de choisir entre les idéaux qui lui sont chers. Elle apprend qu’elle peut échapper à sa propre mortalité… mais à quel prix.

Douglas Seacat.

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BIENVENUE DANS LES ROYAUMES D’ACIER

Le monde dans lequel vous vous apprêtez à pénétrer est celui des Royaumes d’Acier, un endroit où le pouvoir et la présence des dieux sont incontestables, où l’humanité s’affronte elle-même ainsi que toutes sortes de races fantastiques et de bêtes exotiques, et où un mélange de magie et de technologie appelée mékanique façonne l’industrie et la guerre. En dehors des Royaumes d’Acier eux-mêmes – les nations humaines du continent appelé Immoren – le vaste monde inexploré de Caen s’étend jusqu’à des contrées inconnues, stimulant l’imagination et les ambitions d’une nouvelle génération.

Les conflits secouent fréquemment ces nations et, parmi les batailles de la région, l’arme la plus puissante est le warjack, un automate à vapeur doté d’une grande mobilité, d’un épais blindage et d’armes dévastatrices, lorsqu’il est commandé par un warcaster, un puissant soldat-sorcier pouvant nouer un lien mental avec la grande machine afin d’en décupler les capacités. Maîtres des arcanes et des combats martiaux, ces warcasters sont souvent le facteur décisif dans la guerre.

Pour les Royaumes d’Acier, ce qui est passé est un prologue. Aucun événement ne définit plus clairement ces nations que l’âge sombre subi sous le joug des orgoth, une race brutale et sans pitié venue des terres inexplorées de l’autre côté du grand océan occidental connu sous le nom de Meredius. Durant des siècles, ces redoutables envahisseurs ont asservi les habitants de l’Immoren occidental, maintenant une emprise semblable à un étau jusqu’à ce que le peuple se rebelle enfin. Ce fut le début d’un long et sanglant processus de batailles et de défaites. Cette rébellion aurait été vouée à l’échec si un sombre arrangement des dieux n’avait pas conféré le Don de Magie aux immoréens libérant ainsi des pouvoirs insoupçonnés.

Toutes les efficaces armes employées par la Rébellion contre les orgoth sont le fruit de la mise en œuvre de talents arcaniques par de grands esprits. Non seulement la sorcellerie permettait l’évocation du feu, de la glace et de la tempête sur le champ de bataille, mais les érudits combinaient les principes scientifiques pour allier la technologie à l’arcane. Les progrès rapides de l’alchimie ont donné naissance à la poudre explosive et à l’invention d’armes à feu mortelles. Des méthodes ont été mises au point pour fusionner des formules arcaniques avec des plaques de métal, créant ainsi des outils et des armes améliorés : c’est l’invention de la mékanique. Le point culminant de ces efforts fut l’invention des premiers colosses, précurseurs des modernes warjacks. Ces imposantes machines de guerre ont donné aux immoréens une arme que les envahisseurs ne pouvaient pas contrer. Grâce aux colosses, les armées de la Rébellion ont chassé les orgoth de leurs forteresses et les ont renvoyés à la mer.

Les peuples des terres ravagées tracèrent de nouvelles frontières, donnant naissance aux Royaumes d’Acier : Cygnar, Khador, Llael et Ord. Il ne fallut pas longtemps pour que d’anciennes rivalités éclatent entre ces nouvelles nations. La guerre devint un simple fait de la vie. Au cours des quatre derniers siècles, les guerres périodiques ont été entrecoupées de brèves périodes de paix tendues mais prudente, tandis que le technologie progressait constamment. L’alchimie et le mékanique ont à la fois facilité et compliqué la vie des habitants des Royaumes d’Acier, tout en faisant évoluer les armes employées par leurs armées en ces temps de révolution industrielle.

L’inimité la plus ancienne et la plus amère de la région est celle opposant le Cygnar, au sud, et le Khador, au nord. Les khadoréens sont un peuple militant occupant un territoire rude et impitoyable. Les armées de Khador se sont régulièrement battues pour récupérer les terres dont leurs ancêtres s’étaient emparés par la conquête. Les deux plus petits royaumes de Llael et d’Ord ont été forgés à partir de territoires contestés et ont donc souvent servi de chap de bataille entre les deux puissances les plus fortes. Le Cygnar, nation méridionale prospère et peuplée, s’est périodiquement allié à ces nations pour tenter de contrer les aspirations impériales de Khador.
Il y a un peu plus d’un siècle, le Cygnar a connu une guerre civile religieuse ayant abouti à la création du Protectorat de Menoth. Cette nation, la plus récente des Royaumes d’Acier, est une impitoyable théocratie entièrement dévouée à Menoth, l’ancien dieu à l’origine de la création de l’humanité.

À l’époque actuelle, la guerre s’est déclenchée avec une férocité particulière. Cela a débuté avec l’invasion khadoréen de Llael, qui a réussi  à renverser le petit royaumes en 605 AR. La chute de Llael a déclenché une escalade du conflit ayant embrasé la région au cours des trois dernières années. Seul l’Ord est demeuré neutre dans ces guerres, profitant du fait qu’il est devenu un refuge pour les mercenaires. Le Protectorat de Menoth a lancé la Grande Croisade afin de convertir toute l’entièreté de l’humanité au culte de Menoth. Les autres nations étant occupées par la guerre, cette croisade a pu faire de significatifs progrès et s’emparer de territoires dans les nord-est de Llael.

D’autres puissances ont été entraînées dans ce conflit, soit emportées par les événements, soit en profitants pour leurs propres fins. Les Îles Scharde, au ponant de l’Immoren, abritent l’Empire du Cauchemar de Cryx, qui est gouvernée par le dragon Toruk, envoyant d’incessantes vagues de morts-vivants et de leurs maîtres nécromanciens pour renforcer ses armées avec les morts d’autres nations. Au nord-est, la nation elfique insulaire d’Ios abrite une secte radicale appelée la Rétribution de Scyrah, traquant les arcanistes humains, qu’elle considère comme des anathèmes pour ses dieux.

Les régions sauvages à l’intérieur et au-delà des Royaumes d’Acier contiennent diverses factions se battant pour leurs propres objectifs. Depuis le grand nord, un dragon désincarné appelé Everblight dirige une légion de warlocks et de rejetons draconiques dynamiser par la corruption. La fière race tribale connue sous le nom de trollkin s’efforce d’unir son peuple autrefois disparate pour défendre ses terres. Au plus profond des terres sauvages de l’Immoren occidental, un ordre secret de druide ordonne aux bêtes de s’opposer à Everblight et de faire avancer leurs propres plans. Loin à l’est, à travers les Marches Sanglantes, la nation guerrière de l’Empire Skorne se rapproche inexorablement, déterminée à conquérir ses anciens ennemis d’Ios pour mieux les dominer. D’obscures conspirations ont surgis de forteresses dissimulées pour jouer leur propre rôle dans le déroulement des événements. Ceux-ci incluent la Convergence de Cyriss, un énigmatique culte des machines vénérant une lointaine déesse des mathématiques, ainsi que de leurs acharnés ennemis, les cephalyx, une race d’esclavagiste extrêmement intelligents et sadiques transformant chirurgicalement leurs captifs en asservis sans cervelle.

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À QUEL PRIX

DOUGLAS SEACAT

BIENVENUE DANS LES ROYAUMES D’ACIER

AVANT-PROPOS

PROLOGUE

PARTIE UNE

PARTIE DEUX

PARTIE TROIS

PARTIE QUATRE

PARTIE ∞

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Bonne lecture  :)

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INDEX DES ROYAUMES D’ACIER

Ancienne Ichtier : Une antique cité au sein du Protectorat dans le sud profond, considérée comme la source de la civilisation menite de l’Immoren occidental et le Canon de la Vraie Loi originale.

Lac Barbotal : Il s’agit d’un immense lac et d’un fleuve au coeur de Rhul, et de la soure du Fleuve Noir. Les cités rhuliques de Ghord, Ulgar et Brunder se situent sur ses rives.

Groupe de bataille : Un wacaster et les warjacks qu’il contrôle.

Berck : Ville portuaire ordique, plus grande ville d’Ord et port d’attache de la Marine Royale Ordique.

Fleuve Noir : Le plus long fleuve de l’Immoren occidental, qui relie le Rhul, le Llael et le Cygnar. Merywyn, Corvis et Caspia-Sul se reposent sur ce fleuve et forme la frontière orientale de Cygnar, la séparant des Marches Sanglantes.

Cape Noire : Terme appliqué aux énigmatiques mystiques et potentiellement dangereux faisant partie d’une ancienne société secrète s’appuyant sur le pouvoir destructeur des éléments et de la nature sauvage.

Morteseaux : Ville portuaire cryxienne et siège de sa flotte de pirates.

Marches Sanglantes : Une grande région géographique aride entre le Désert de Jaspe et l’Immoren occidental, occupées par des tribus idriennes, farrow et l’Armée de l’Extrême Occident Skorne.

Caen : Nom du monde contenant les Royaumes d’Acier, Immoren, Zu, etc. On oppose parfois le monde matériel au monde spirituel d’Urcaen.

Carre Dova : Ville portuaire ordique, située sur la rive septentrionale de la Baie de la Pierre.

Caspia : Capitale de Cygnar, la « Cité des Murs » et l’unique ville humaine à ne pas être tombée aux mains des orgoth.

Ceryl : Ville portuaire cygnaréenne, siège de l’Ordre Fraternel des Magiciens et de la flotte septentrionale de la marine cygnaréenne.

Pierres Bavardes : District de Cinq-Doigts sur l’Île de l’Hospice, remarquable pour son grand cimetière rempli lors d’une ancienne peste sur l’île.

Colosse : Massifs prédécesseurs des modernes steamjacks, ces grandes machines ont été construites à l’origine pendant la Rébellion contre les orgoth.

Cortex : Dispositif mékanique hautement arcanique conférant au steamjack son intelligence limitée.

Corvis : Ville du nord-est cygnaréen située à la jonction du Fleuve Noir et la Langue du Dragon, également appelée la « Cité des Fantômes ».

Vallée de Crael : Vallée agricole du nord de Cygnar, au sud de Brainmarché, brièvement prise et tenue par Madrak Cuirdefer et les Kriels Unis.

Cryx : Également connu sous le nom d’Empire du Cauchemar, un royaume insulaire de nécromanciens, de morts-vivants et de pirates situé au sud-ouest et dirigé par Toruk le Père des Dragons.

Cygnar : Le plus méridional des Royaumes d’Acier, gouverné par le Roi Leto Raelthorne et portant le Cygnus sur son drapeau.

Tour du Bois Profond : Forteresse frontalière septentrionale cygnaréenne, détruite en 608 AR.

Dragon : Créatures immortelles et non naturelles engendrées par le Seigneur Toruk, le premier et le plus grand d’entre eux. Les dragons sont hostiles les uns envers les autres, et en particulier envers leur géniteur, et s’intéressent rarement aux affaires des êtres inférieurs.

Fleuve de la Langue du Dragon : Le fleuve s’étend de Corvis à la Baie de Pierre séparant le Cygnar de l’Ord et sur laquelle reposent un certain nombre de villes telles que Port Bourne, Tarna et Cinq-Doigts.

Drer Drakkerung : Ruines de l’ancienne capitale orgoth sur l’Île de Garlghast, désormais revendiquée par le Cryx et considérée comme le siège du Seigneur Liche Terminus.

Mur-Levant : Forteresse cygnaréenne du sud-est, le long du Fleuve Noir.

Fellig : Ville Cygnaréenne septentrionale du Bois d’Épines, actuellement partiellement occupée par des troupes ordiques et coupée de Cygnar.

Ruissepêche : Ancienne ville cygnaréenne au nord du Fleuve de la Langue du Dragon, rasée en 607 AR par la Croisade du Nord du Protectorat.

Cinq-Doigts : Ville portuaire ordique connue pour ses jeux d’argent, ses gangs criminels et son commerce de contrebande, également sous le nom de « Port de l Tromperie ».

Garlghast : La plus septentrionale et la plus grande des îles Scharde, site de l’ancienne capitale orgoth de Drer Drakkerung.

Ghord : Capitale de Rhul, sur la rive nord-est du Barbotal.

Gobber : Race de petite taille composée d’individus curieux, agiles et entreprenants qui se sont bien adaptées aux villes humaines. La plupart des gobber mesure environ nonante centimètres de haut. Les gobber sont connus pour avoir d’indéniables aptitudes pour les appareils mékaniques et l’alchimie.

Mage Balisticien : Arcaniste capable de canaliser son énergie arcanique dans des tirs runiques tirés à l’aide de ses pistolets cinémantiques.

Hammerfall : Forteresse rhulique occidentale protégeant les approches occidentales à travers les montagnes de Ghord.

Col de l’Enfer : Ancienne cité ogrun autrefois conquise par l’Empire khardique et faisant maintenant partie de Khador.

Fort-Horgen : Forteresse rhulique méridionale protégeant les approches sud de l’intérieur rhulique, y compris la route de Leryn et le Fleuve Noir.

Haute-Muraille : Ville côtière cygnaréenne, siège de la flotte méridionale et quartier général de la Troisième Armée Cygnaréenne.

Imer : Capitale du Protectorat de Menoth, ville relativement récente située près des Collines d’Erud.

Immoren : Continent comprenant les Royaumes d’Acier, Ios, Rhul, l’Empire Skorne et les terres les séparant. Une grande partie d’Immoren reste inexplorée et ses habitants n’ont eu que peu de contacts avec les autres continents.

Ios : Nation isolationniste située à l’est des Marches Sanglantes,, Ios a été fondée bien avant les nations humaines par les survivants d’un empire détruit appelé Lyoss.

Iosien : Habitant d’Io, une race elfique d’une grande longévité subissant un long déclin progressif et confrontée à une catastrophe cosmologique imminente.

Royaumes d’Acier : Initialement, les quatre nations fondées après la Rébellion orgoth : Cygnar, Khador, Llael et Ord. Le Protectorat de Menoth, fondé après la Guerre Civile Cygnaréenne et ayant récemment déclaré son indépendance vis-à-vis de Cygnar, devint le cinquième Royaume d’Acier. Avec la conquête de Llael, il reste peu de ce royaume.

Contrôleur : Personne ayant appris à donner des ordres verbaux précis à un steamjack  pour le diriger dans la conduite du travail ou de la bataille. Une compétence professionnelle très utile, bien que dépourvu de la polyvalence ou de la finesse offerte par le contrôle mental direct des steamjacks exercé par un warcaster.

Khador : Le plus septentrional des Royaumes d’Acier, autrefois un royaume et aujourd’hui un empire. L’Empire Khadoréen est dirigé par l’Impératrice Ayn Vanar.

Khardov : Ville industrielle de l’ouest du Khador, qui est également une plaque tournante majeure du chemin de fer khadoréen.

Korsk : Capitale de Khador et la plus grande ville de ce pays, située sur la rive orientale du Lac Grand Zerutsk.

Lac Grand Zerutsk : Le plus grand des trois grands lacs entourant Korsk dans le centre de Khador.

Leryn : Ancienne ville de Llael et lieu de naissance de l’Ordre du Creuset d’Or, aujourd’hui siège de la Croisade du Nord du Protectorat. Occupé par les khadoréens pendant la Guerre Llaelaise et ensuite prise par le Protectorat.

Llael : Autrefois le Royaume d’Acier le plus oriental ; largement conquis durant la Guerre Llaelaise de 604 – 605 AR et actuellement divisé entre le Khador, le Protectorat et la Résistance Llaelaise.

Mékanique : Fusion de l’ingénierie mécanique et de la science des arcanes.

Mercir : Ville côtière méridionale cygnaréenne, siège de la Ligue Mercarienne.

Meredius, le : Océan occidental, travers avec succès par les orgoth.

Merin : Capitale de l’Ord.

Merywyn : Ancienne capitale du Llael, actuellement la plus importante ville industrielle du territoire occupé par les khadoréens.

Midfast : Ville et forteresse ordique septentrionale, le long de la frontière khadoréenne.

Empire du Cauchemar, l’ : Cryx.

Nordgarde : Ancienne forteresse de la frontière nord cygnaréenne, assiégé et prise par le Khador en 608 AR, servant actuellement de forteresse de réapprovisionnement pour l’armée khadoréenne.

Nyss : Cousin des iosiens, les nyss sont une race de chasseurs sauvages voulant revendiquer de larges portions du Khador septrional comme leur territoire. Largement décimé par l’émergence de la Légion d’Everblight, les nyss survivants sont en grandes parties des réfugiés dépendant de Khador et d’Ios.

Ogrun : Race de grande taille et physiquement puissante, réputée pour sa force et son honneur. La plupart des ogrun sont citoyens de Rhul, mais on les trouve dans tous les Royaumes d’Acier et également en Cryx.

Olgunbosque : Forêt située au su de l’Ord et principale source de bois d’oeuvre de cette nation.

Ord : Royaume d’Acier situé sur la côte ouest entre le Khador et le Cygnar, largement neutre dans les récentes guerres et considéré comme un havre pour les compagnies de mercenaires.

Orgoth : Redoutable race humaine ayant envahi et asservi l’Immoren occidental pendant des siècles. Les orgoth sont arrivés en grand nombre sur les rives occidentales d’Immoren et ont rapidement conquis les royaumes humains de l’époque, avant d’être chassés il y a un peu plus de quatre cents ans.

Protectorat de Menoth : Théocratie du sud-est dédiée au dieu Menoth. Considéré comme le cinquième royaume d’acier, il n’existait pas à l’époque des Traités de Corvis.

Rougemuraille : Forteresse llaelaise à la frontière khadoréenne, détruite en 604 AR.

Tir Runique : Balles spécialement conçues pour inscrire des runes, utilisées par les mages balisticiens pour canaliser leurs énergies mystiques.

Rhul : Nation naine du nord-est, bordant le Khador, le Llael et l’Ios ; les natifs sont appelés rhulfolk.

Rhulfolk : Nains de Rhul. Un peuple tenace et compétent commerçant depuis longtemps avec les nations humaines.

Îles Scharde : Groupes d’îles au sud-ouest de Cygnar, nommé d’après la plus grande des îles devenue le coeur de Cryx. La majorité des Îles Scharde font partie de l’Empire du Cauchemar tandis que celles qui sont contestées sont la proie de Cryx.

Sul : Ville du Protectorat occidental, anciennement la partie de Caspia à l’est du Fleuve Noir, cédée après la Guerre Civile Cygnaréenne.

Esprit d’Outre-Tombe : Quartier de Cinq-Doigts connu pour sa production d’alcools, une source majeure de revenus pour la ville.

Steamjack : Automate mékanique à vapeur conçu dans grande variété de configurations et de tailles, utilisé à la fois pour le travail et la guerre au sein des Royaumes d’Acier, Cryx et Rhul.

Tarna : Ville ordique méridionale sur le Fleuve de la Langue du Dragon, le site où les premiers ensorceleurs ont été découverts lors de la Rébellion contre les orgoth.

Thuria : Ancien royaume humain conquis par le Tordor des siècles avant l’arrivée des orgoth actuellement divisé entre le sud de l’Ord et le nord de Cygnar.

Thurien : Groupe culturel composé des peuples du sud de l’Ord et du nord de Cygnar partageant des ancêtres communs.

Tordor : Ancien royaume humain réputé pour sa grande flotte.

Tordoréen : Groupe culturel des peuples du nord de l’Ord, comprenant notamment la noblesse terrienne la plus puissante et la lignée royale.

Trollkin : Robuste race apparentée aux trolls pur-sang. Les trollkin vivent à la fois dans leurs propres communautés en marge de la civilisation et parmi les cités humaines.

Uldenfrost : Petite ville de trappeurs et de chasseurs situées à l’extrémité septentrionale et occidentale de Khador.

Umbrie : Ancien royaume humain centré sur ce qui est aujourd’hui le Khador oriental et anciennement le nord-ouest de Llael.

Urcaen : Mystérieux royaume cosmologique étant la contrepartie spirituelle de Caen, où résident le plupart des dieux et où la plupart des âmes passent pour expérimenter l’au-delà. Il est divisé entre les domaines divins protégés et les étendues sauvages infernales où rode le Ver Dévoreur.

Veld : Nom iosien de l’Urcaen.

Néant : Deux significations différentes : le vide entourant Urcaen d’où surgissent les maudits morts-vivants ; et où les âmes skorne sont jetées après la mort si elles ne sont pas abritées au sein de pierres sacrées. On ne sait si ces deux usages décrivent le même lieu.

Warcaster : Arcaniste né avec la capacité naturelle de contrôler les steamjack avec leur esprit Avec une formation appropriée, le warcaster devient un atout militaire singulier et parmi les plus grands soldats de l’Immoren occidental, chargé de commander des dizaines de troupes et leur propre groupe de bataille de warjack sur le terrain. Acquérir et former des warcasters est une priorité pour toute force militaire employant des warjacks.

Warlock : Arcaniste capable de se lier à des bêtes sauvages ou asservies et de les contrôler mentalement.

Warbeast : Bête sauvage liée à un warlock.

Warjack : Steamjack très perfectionné et bien armé, créé ou modifié pour la guerre.

Zu : Continent peu exploré au sud d’Immoren, engagé dans un lucratif commerce avec les immoréens pour certaines marchandises exotiques.

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ÉPILOGUE

Deux Semaines Plus Tard
596 AR, Caspia

Dans le labyrinthe sillonnant les vénérables murs de la puissante Caspia, le jeune courtisant se déplaçait avec détermination. Sa tenue était simple, redingote bleue d’un secrétaire royal. Son visage était rasé de près et ses cheveux blonds étaient coupés court. Son pas régulier résonnait dans l’obscurité alors qu’il traversait le labyrinthe sans hésitation.

Il arriva enfin dans un couloir se terminant par une solide porte en fer. Au centre de la porte se trouvait un trou de serrure. Le jeune homme sortit d’une poche de son pantalon une petite clé émoussée de forme inhabituelle et l’introduisit dans le trou. Il la tourna d’un quart de tour vers la gauche, puis d’un tour complet vers la droite. Le mouvement de la clé fut accueilli par une série de déclic provenant du plus profond de l’épaisse porte renforcée. Alors que le clic final retentissait, le gémissement des lourds verrous en fer s’éloignant de leurs supports put être entendu. La porte s’ouvrit lentement, révélant une largeur d’un pied. La lumière de l’intérieur se répandit dans le vieux couloir, projetant des longs motifs vacillant sur le sol moisi.

L’employé entra vivement à l’intérieur et saisit la poignée pour refermer l’épaisse porte derrière lui d’un coup sec. Dans la pièce sans fenêtre, une immense carte de l’Immoren occidental était accrochée sur le grand mur en pierre en face de la porte. La lumière y était projetée par des lampes à gaz fixées dans des alcôves voûtées de chaque côté de la pièce. Un bureau en bois au centre de la pièce était jonché d’étui à cartes et de registre reliés en cuir.

Il faisait face au dos d’un homme vêtu de gris qui était occupé à ajuster des épingles sur une carte. Chacune des épingles avait été peinte de diverses couleurs, et certaines avaient été fixées avec une bande de papier, annotées de marques emblématiques. Alors que les épingles sillonnaient toute la carte, il y avait une notable concentration le long de la frontière entre le Cygnar et le Khador. À présent l’homme à la robe grise ajouta plusieurs épingles au sein de la petite nation mêle-tout de Llael. Il ne se retourna pas à l’arrivée du jeune employé qui attendait respectueusement. L’employé trouva cela étrange, étant donné qu’il était entré sans doute dans le sanctuaire le plus gardé de tout le Cygnar, dans le dos de son espion le plus gradé, le commandant en chef des éclaireurs Holden Rebald.

« Qu’y a-t-il, Baldasarre ? »

« Comment avez-vous… » lâche le jeune homme avec étonnement.

Ta jambe droite est probablement plus courte de cinq centimètres que la droite », répondit doucement Rebald, sans se retourner. « Tu as développé une démarche dans laquelle ton pied gauche subit un déplacement bref mais distinct pour compenser la différence ». Rebald acheva en enfonçant une épingle au centre de Merywyn, et croisa les bras dans un silence contemplatif. Avec une expiration audible, il fit signe au secrétaire de s’approcher.
Le secrétaire regarda ses pieds avec surprise alors qu’il contournait le bureau en chêne abîmé, s’approchant de Rebald, son regard suivit celui de Holden, vers la carte.

« Des coursiers viennent d’arriver d’arriver avec des nouvelles de Merywyn, monsieur ».

Le vieux commandant en chef des éclaireurs se retourna sans prononcer une parole en haussant un sourcil en direction du secrétaire.

« C’est une bonne nouvelle cette fois, monsieur. Le Capitaine… Je veux dire, le récit du Lieutenant Caine a conduit nos agents jusqu’à l’épave au fond du port. Nos agents ont pu extraire le cortex, intact. Ils ont rapporté qu’il ne restait rien d’autre qui puisse impliquer le Cygnar ».

« Rien ? »

« Ah, oui, la question de la mort de Rynnard. La version officielle de l’ambassadeur llaelais est celle d’une mort naturelle. Il semble qu’ils ignorent ou refusent d’accepter l’idée que leur roi ait pu être assassiné ».

« Ils sont en train de limiter les dégâts, apprenti. Ils savent. Ce qui est important, c’est qu’ils ne sachent pas qui », déclara Rebald, les bras toujours croisés. Son attention restait fixée sur l’épingle qu’il avait placée au centre de Merywyn.

« Et ensuite, monsieur ? »

« Nous attendons, Baldasarre, même si j’aimerais qu’il en soit autrement ».

« Comment Caine a-t-il accepté sa rétrogradation, si je peux me permettre ? »

Rebald sourit d’un air satisfait devant la persistante curiosité de son apprenti. « Il a pris la nouvelle avec une indifférence stoïque ». Le secrétaire hocha la tête à cette idée, mais fronça les sourcils en y réfléchissant.

« Au point, pensez-vous, que le geste aura l’effet escompté auprès des nobles ? »

« Pour les vertueux d’entre eux ? Je le crois. Les actions de Caine, selon le témoignage officiel, étaient inconvenantes. Elles ne peuvent pas être tolérées. Quant aux vrais mécontents, nous ne pourrons proposer aucun apaisement. Non, pour eux, d’autres gestes sont désormais posés. En fin de compte, ils reviendront tous ».

Baldasarre hocha sombrement la tête. « Pourtant, la portée du plan des nobles, maintenant dévoilées…c’est surprenant, n’est-ce pas monsieur ? »

« Oui, nous sommes passés à un cheveu, ne t’y trompe pas. Je n’aurais guère douté de la sécurité de notre roi dans ces murs avant d’avoir lu leurs communiqués ».

« Et l’implication du Roi Rynnard comme leur commanditaire ! » À ce moment-là, Rebald regarda une fois de plus l’épingle qu’il avait placée sur Merywyn. L’impassibilité caractéristique du chef des services secrets trahissait un soupçon d’anxiété, ne serait-ce que pour un bref instant. La seconde d’après, l’employé eut l’impression qu’il l’avait peut-être imaginé.

« Nous avons échangé leur sort contre un peu de temps pour faire le ménage. En fin de compte, c’est le gain net des actions de Caine ».

Baldasarre fronça les sourcils. Remarquant la confusion de son apprenti, Rebald pointa la carte du doigt.

« Le Khador, toujours ambitieux, verra maintenant une nation sans roi. Dans la tourmente. Ils en profiteront, si ce n’est pas tout de suite, bientôt ». Rebald soupira, levant les yeux vers la capitale du Khador. « Pourquoi ne le feraient-ils pas ? »

« Comme vous l’avez dit, ils nous ont donné du temps, monsieur. Cela n’en valait-il pas la peine ? »

« Les habitants de Llael sont tout comme les nôtres, fils. En tuant leur roi, quels que soient ses vices, nous pourrions bien les avoir tués aussi. J’en ressens le poids », déclara Rebald avec une sobre certitude.

Le secrétaire hocha la tête, se tournant vers le bureau en chêne et présenta un dossier, feuilletant rapidement pour trouver une page particulière.

« Et Caine, monsieur ? De son propre aveu, la mission fut maladroite dans son exécution, presque perdue à plusieurs reprises. Risquez-vous de le réactiver ? »

Rebald regarda sèchement son apprenti. « Je pense que tu n’as pas compris, Baldasarre. Ce que Caine a réalisé lors de sa première mission était… surprenant. Au final, il a réussi sur tous les points ».

L’apprenti parcourut à nouveau le dossier, passant un doigt dans la marge de la page. Il s’arrêta sur un paragraphe en bas de page. « Il a tué beaucoup d’hommes, monsieur. Nous ne pouvons confirmer que la mort de Rynnard. Croyez-vous vraiment à ce récit ? »

« Je n’ai aucune raison d’en douter. Malgré tous ses défauts, Caine n’est pas un fanfaron. À Fellig, il a prouvé qu’il était une force de la nature lorsqu’il est bien motivé. À Merywyn, il a fait preuve d’une certaine maîtrise, mais je pense que le meilleur reste à venir ».

Baldasarre referma le dossier et le reposa sur le bureau. « Assez impressionnante, je suppose ».

Rebald se tourna vers le jeune secrétaire, surpris.

« Je vais te révéler ceci, apprenti. Cet homme est né pour tuer, et je l’emploierai pour sauver ce royaume, quel que soit le prix à payer pour son âme… où la mienne ».

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« S’il vous plaît, ne me tuez pas ! » plaida l’homme à lunettes dans un cygnaréen impeccable. Caine s’allongea nonchalamment derrière le bureau de l’homme, les pieds relevés. Ils se trouvaient au quatrième étage d’une maison de ville typique, dans le quartier aisé d’Ules. L’endroit ne semblait pas habité, à l’exception de ce bureau, qui avait été aménagé, notamment avec une armoire à alcool bien fournie. Caine gardait distraitement un Tempête pointé sur l’homme en face
de lui alors qu’il feuilletait son registre, page par page.

« Pourquoi pas ? »

Montague se contenta de gémir en posant sa tête sur le bureau.

Les faits étaient parfaitement exposés et détaillés. Il y avait eu quatre expéditions comme celle de ce soir. C’était vraiment incroyable. Le registre comprenait le nom de chaque noble cygnaréen impliqué, le montant promis et le montant reçu. Les noms d’une douzaine de compagnies de mercenaire, dont les Von Baums, y figuraient également. Montague avait poussé la minutie jusqu’à détailler en annexe les étapes de l’opération pour lesquelles les mercenaires recevraient leur solde. Même s’il ne répertoriait pas l’agenda exacte des nobles, le fait qu’il détaillait autant d’informations permettait de faire des déductions.

De toute évidence, ils rassemblaient des forces de diversion à la périphérie du Cygnar, tandis qu’une force unique se rassemblait près de son coeur. Plus incroyable encore, l’historique des paiements montrait qu’un comte de Caspia prenait la plus grosse des expéditions d’or. Cela laissait entendre qu’un pot-de-vin était en jeu. Caspia n’était jamais tombée. Caine le savait, tout le monde le savait. C’était la substance des vieilles histoires. Bien sûr, dans ces histoires, les ennemis étaient toujours de l’autre côté de ses épais murs. Y avait-il vraiment quelqu’un à l’intérieur, capable de compromettre ses défenses, et réellement disposé à le faire ? Caine leva les yeux vers l’homme découragé en face de lui, déconcerté.

Cet homme dirigeait le jeu ? Vraiment ?

Les chances qu’il soit capable de faire passer autant d’or sous le nez de Rynnard sans qu’il le sache semblaient incroyables. Pourtant, Rynnard était un vieil homme. Ce n’était pas impossible, et Thaddeus pourrait bien se en train de se donner en spectacle à Caine. Il leva les yeux du registre, considérant l’homme devant lui comme s’il s’agissait d’un joueur de carte.

« Oh, je suppose que vous devriez me tuer. C’était une erreur depuis le début. J’ai supplié de ne pas le faire ! Thaddeus baissa la tête, ôtant ses lunettes pour se frotter l’arête du nez.

« Qui ? Qui avez-vous supplié ? »

Thaddeus parut alarmé et se couvrit instantanément la bouche. Caine secoua la tête en roulant des yeux.

« C’est le spectacle de Rynnard, n’est-ce pas ? » Caine lança un regard noir à Thaddeus par dessus le registre. Le trésorier ne répondit rien, gardant seulement la tête basse.

En bas, on frappa à la porte. Caine regarda Montague avec insistance, tandis que Montague blêmissait. Avec un grognement, Caine se leva et attrapa le trésorier par le bas de sa chemise, le tirant vers le balcon. En bas, ils purent voir une escouade de gardes municipaux frappant à la porte. Caine pointa un Tempête sur visage de Montague, puis désigna le toit au-dessus d’eux. L’homme hocha la tête, l’air frais de la nuit le faisant frissonner. Caine le propulsa vers le haut, puis se téléporta l’instant d’après. Montague sursauta, surpris par la démonstration, mais demeura silencieux. En bas, ils entendirent la porte s’ouvrir en force. Les gardes entrèrent en trombe.

Caine garda son arme sur le front de Thaddeus et écouta. Ils se déplaçaient de pièce en pièce, appelant Montague. Finalement, ils arrivèrent en-dessous, regardant le balcon.

« Il n’est pas là, monsieur ! » cria-t-on en llaelais.

« Je le vois bien, idiot. Voulez-vous en informer sa majesté vous-même ? »

« N-non. Non, monsieur ! » Puis, aussi rapidement qu’ils étaient venus, les gardes s’en allèrent.

Caine se moqua du timide homme à ses côtés, alors que les deux hommes étaient toujours assis sur le toit.

« Pourquoi ce… subterfuge, Montague, Si Rynnard veut tellement que Leto disparaisse, pourquoi ne simplement approvisionner les nobles sans tout cela ? » L’homme désemparé acquiesça. Un poids semblait se détacher de lui à chaque fois qu’il hochait la tête.

« Il voulait être en mesure de pouvoir nier, s’il y avait une chance que cela soit révélé. Un déni plausible. C’était ambitieux. Il savait que cela pouvait lui exploser à la figure, et nous sommes censés être vos alliés, après tout. Vous êtes cygnaréen, n’est-ce pas ? L’accent… des environs d’Orven ? »

« Brainmarché, en fait », corrigea Caine en jetant un coup d’oeil au grand livre.

« Je suis désolé. Je suis vraiment désolé », soupira Thaddeux, dépité.

Caine leva les yeux vers les étoiles alors que le couple bizarre continuait de s’asseoir sur le toit de cuivre en pente. L’aube arrivait, dans quelques heures peut-être. Par Morrow, quelle nuit ! Il avait le registre et l’homme aussi. Sur ordre de Rebald, ce qui suivait était assez clair.

Et encore.

Sa main était réticente à diriger un Tempête sur Montague. Au lieu de cela, il le rengaina et fouilla dans sa poche à la recherche du bibelot qui lui avait été offert à Ceryl. Il le trouva assez facilement. Caine le retourna dans sa main et réfléchit aux paroles de l’homme qui lui avait donné : le Seigneur Brigham Walder. Montague en repéra le reflet et l’observa avec intérêt.

« Qu’est-ce que c’est ? »

Caine leva les yeux, comme s’il sortait d’une transe.

« Je pense que c’est la raison pour laquelle je ne vais pas te tuer. Peu importe combien cette décision pourrait me coûter.

Montague cligna des yeux.

* * *

Caine et Montague firent tinter leurs verres et la quatrième tournée de cognac disparut dans une soudaine bouffée de chaleur.

« Tous les jours ! Elle les faisait cuire tous les jours. Vous ne croiriez pas à quel point ils étaient bons » , marmonna Montague, les yeux écarquillés vers Caine. De son côté, Caine n’avait réussi qu’à s’enivrer, mais à chaque nouvelle tournée, les courbatures de la journée s’éloignaient un peu plus. En fait, lorsqu’il était descendu chercher la bouteille et les verres, il avait réussi à se rafistoler avec des bandages et un baume rafraîchissant. Ce fut merveilleux sur son épaule. Dans l’ensemble, il se sentait étonnamment bien, malgré le fait que presque tout ce qu’il avait touché au cours de la semaine écoulée avait été un désastre.

Il s’appuya sur la pente du toi, regardant les étoiles.

« Rappelles-toi ce que j’ai dit à propos ton frère, Montague », dit-il. « S’il t’a vendu une fois, il le fera encore ». Les yeux de Montague se mirent instantanément à briller et il les frotta avec sa manche.

« Thaddeux, Caine. Appelle-moi Thaddeus. Kreel… mon frère… il… n’a pas toujours été comme ça. Avant qu’il ne commence à jouer aux cartes… »

« Ne lui trouve pas d’excuse ! » Caine s’emporta avec une surprenante colère. « Je veux dire… eh bien… »

« Qu’est-ce qui va t’arriver maintenant ? » Montague, toujours assis avec la bouteille entre ses jambes, baissa les yeux sur Caine, fronçant les sourcils avec une inquiétude exagérée liée au cognac.

« Au diable ça. Je m’en fiche ». Traçant du doigt les lignes d’une constellation, il haussa les épaules. « Oh, je pense qu’ils vont me jeter dehors. J’ai tué des hommes hier soir, Thaddeus. De plus, quand j’arrive devant celui qui je suis censé tuer, je refuse. C’est le bordel ».
Thaddeus acquiesça lentement, un froncement de sourcils se dessinant sur son visage.

« Vous êtes un meilleur homme que moi Mr. Caine », prononça-t-il lentement, avec un effort délibéré. « Quels que soient vos défauts, vous avez un code, et il n’est pas à vendre. Moi, j’ai fait ce qu’on m’a dit, même si je savais que c’était mal ». Il secoua la tête, dégoûté.

« Relax ».

« Non ! Écoute. Tu m’as montré. À partir de maintenant. Ce truc ce soir ? Je ne t’ai jamais vu. Je… » Thaddeus fit un geste, illuminé et animé à présent. Là seconde d’après, il se rendit compte qu’il avait lâché la bouteille. Alors qu’elle commençait à rouler sur le toit, ses yeux s’écarquillèrent d’inquiétude. Il plongea pour la rattraper.

Et disparut par-dessus l’avant-toit.

Caine rit en regardant l’endroit où Montague se trouvait il y a une seconde. « Espèce d’imbécile ! » Se relevant, il se pencha par-dessus l’avant-toit, s’attendant à voir le trésorier ivre sur le balcon en contrebas.

Excepté que Thaddeus n’était pas là.

Le trésorier avait raté l’étroit balcon. Il n’était plus qu’une masse étalée, plié en deux sur les pavés, quatre étages plus bas. Une mare de sang s’écoulait déjà de lui, et la bouteille de cognac brisée était juste hors de portée de sa main morte.

« Ah… pourquoi as-tu fait ça ? » gémit Caine, résigné. Il resta assis sans rien dire, puis regarda à nouveau par-dessus l’avant-toit. Non, il ne l’avait pas imaginé.

Cet idiot était toujours mort.

Et maintenant ? Dans le calme de la nuit, l’aboiement d’un chien dans une ruelle voisine fut sa seule réponse.

« Oh, j’ai besoin d’un cigare », soupira-t-il. Fouillant les plis de son manteau, il mit la main dans une poche profonde et tâta l’intérieur. Il ne parvenait pas à trouver la pochette en aluminium familière pour ses cigares, mais sa main effleura autre chose. Il le sortit et ses yeux s’écarquillèrent en signe de reconnaissance. C’était le sac en feutre noir que Rebald lui avait donné.

« Au cas où l’histoire ne collerait pas », avait dit le chef des services secrets.

D’une manière ou d’une autre, Caine l’avait presque oublié. Il tenait l’objet dans sa main alors qu’il était assis sur le toit, les jambes croisées. Il hésita à l’ouvrir. Finalement, en jurant, il l’ouvrit. Il pouvait le sentir, il n’y avait qu’un seul petit objet. C’était léger et arrondi. En le sortant, il réalisa qu’il tenait un peu de racine de réglisse.

Caine, stupéfait, se dit « Maudit soit-il », et se laissa tomber sur le toit.

Dans cette ruelle invisible, le chien aboya à nouveau. Caine se redressa, le visage de plus en plus sévère. Bien éclairé, même à cette heure tardive, il pouvait voir le palais de Rynnard à l’ouest, au-dessus du paysage urbain. Sa tête et ses épaules dépassait le restes des tours. Il le regarda fixement, puis secoua la tête.

Tu l’avais compris dès le départ, hein Rebald ? Tenant toujours la racine, Caine ne savait plus où donner de la tête.

Il finit par lever les yeux vers le ciel nocturne. « Alors ? Me vois-tu maintenant, vieil ivrogne ? » Pas de réponse. « Tu dirais que je te l’avais dit, n’est-ce pas ? » se moqua-t-il. « Tu aurais probablement raison, hein ? » marmonna-t-il. Il dégaina un Tempête et pointa une cible fantôme. Peut-être que je ne vaux pas mieux que ça. Là encore, peut-être que cela compte. Il rengaina l’arme et regarda le ciel une fois de plus, l’expression pensive.

« Et peut-être que je ne soucie plus de ce que tu penses ».

11
Caine franchissait les faîtes de toits par des téléportations au bon moment. En contrebas, son passage demeurait inaperçu aux yeux des citoyens de Merywyn. Cela lui apportait une rare impression de déjà-vu. Il repensa aux jours passés à Brainmarché. De ces hauteurs, il contrôlait le monde, libre de s’attaquer à ses cibles, quelles qu’elles soient. À l’époque, comme aujourd’hui peut-être. Le ciel nocturne avait commencé à se dégager, et avec lui une brise fraîche en provenance de l’ouest. Bien que troublé, il ne pouvait nier que c’était agréable à nouveau de courir.

Le long du toit plat d’un entrepôt, il avança en prenant de la vitesse. D’un geste et d’un mouvement, il disparut des yeux pour réapparaître dans l’espace libre entre deux bâtiments. Son élan l’emporta et son mouvement l’amena sur le contrefort d’une cathédrale morrowéenne. Il atterrit tel un chat sur une gargouille solitaire.

Il s’arrêta pour s’accroupir sur la sculpture, observant les rues cinq étages plus bas. Il consulta le bout de papier que Kreel lui avait donné. Il vit l’agitation constante de la rue principale en contrebas, bordée de calèches et d’innombrables piétons allant et venant aux lueurs des lampes à gaz, même à cette heure tardive. Au bout de la rue, il regarda approcher une voiture couverte. Sur les flancs de son revêtement en toile, un nom avait été écrit au pochoir à la peinture noire. Le même nom que celui qui avait été inscrit sur son morceau de papier. À côté, il y avait l’icône d’une bouteille de lait.

« Qui livrez-vous à cette heure tardive, je me le demande ? Caine sourit.

En un instant, il quitta son perchoir pour réapparaître sur l’avant-toit de la cathédrale, un peu plus loin. Il se mit à courir pour suivre le lent rythme de la charrette qui avançait le long de l’avenue.

À l’angle de la cathédrale, il sauta facilement jusqu’au bâtiment suivant, quelques mètres plus loin. Ses pieds foulèrent la rangée de maisons de ville aux toits en cuivre et il garda un œil sur la charrette pendant qu’il avançait. Il la vit s’approcher d’une ruelle, puis ralentir. Il fut bientôt assez près pour entendre la voix rauque d’un conducteur appeler son cheval à s’arrêter.

Dans la ruelle, il remarqua des ombres bouger. Elles s’avancèrent un instant dans la lueur des lampes à gaz, trois hommes de grandes taille d’après ce qu’il put constater. Aussi rapidement qu’ils étaient apparus, ils s’entassèrent à l’arrière du chariot du laitier, avant que le cocher ne fasse avancer son cheval. Caine avait aperçu l’éclat d’un pistolet dans la veste de l’un d’entre eux. Il se moqua de savoir pourquoi les laitiers avaient besoin d’armes. Il regarda le chariot s’éloigner, tourner à droite au carrefour suivant et pénétrer dans un labyrinthe d’entrepôts. Au-delà se trouvaient de nombreux bâtiments bordés de grandes cheminées et d’échafaudages tordus. Il s’élança vers l’avant, à nouveau en mouvement.

Il sauta, glissant la pente d’un toit pour suivre le rythme de la voiture. Arrivé au bord du toit, il bondit vers un tuyau d’évacuation et s’en servit pour descendre d’un étage et se retrouver un tout plus bas. Il se dégagea à la dernière seconde et s’accroupit, le coeur battant la chamade à cause du rythme rapide qu’il avait gardé. Juste à temps, il vit le chariot disparaître dans une vieille usine de cinq étages. La tentaculaire structure était couronnée de trois massives cheminées et de nombreuses lignes de convoyeurs. Sur les toits, il distinguait vaguement des ombres en mouvement.

La laiterie.

De toute évidence, les informations de Kreel étaient bonnes. Il ne faisait aucun doute qu’un rassemblement avait lieu à l’intérieur, à une heure où personne n’avait d’affaires légitimes en cours. Caines sortit ses Pistolet-Tempête de sous sa cape, vérifia chacun d’eux en faisant tourner les chambres avant de les refermer d’un coup sec.

* * *

Caine était désormais parmi eux. Il pouvait entendre leurs bavardages de tous côtés, et il se baissa tout en avançant d’un pas léger. Le premier homme qu’il avait suivi s’était trop éloigné de la meute et il l’avait abattu pour de bon, mais en comptait une demi-douzaine d’autres répartis sur le toit de l’usine. De temps en temps, ils s’avançaient dans la lumière des grandes lucarnes du toit, ce qui lui permettait de mieux les apercevoir. Selon lui, il s’agissait d’une équipe hétéroclite de coupes-jarrets à la mine patibulaire, selon son estimation. Il n’y avait aucun signe du tireur d’élite présumé, Zeke. Peu importe qui se trouvait ici, il l’abattrait. Il n’avait pas l’intention pas l’intention de laisser les armes au repos une fois qu’il se mettrait au travail.

Au dessus d’un conduit surdimensionné, il aperçut une silhouette traînant le pas dans l’obscurité. « Bruyant ? Où es-tu, mon garçon ? Tu ne veux pas énerver Zeke maintenant, n’est-ce pas ? » Caine s’accroupit et regarda l’ombre passer. L’homme était armé d’un long fusil basique, comme l’avait été le premier. De l’autre côté de la rue, il vit deux voyous au-dessus de la plus grande lucarne du toit. Ils discutaient et regardaient fixement les actions en dessous.

Une idée lui vint à l’esprit.

La lucarne au-dessus de laquelle ils se tenaient avait de grandes vitres qu’il pouvait ouvrir. C’était son entrée, et les chevrons à l’intérieur devraient lui apporter une vue dominante des choses. Patiemment, Caine attendit que l’homme le plus proche de lui se rapproche et retourna son Pistolet-Tempête dans sa main. Il détestait l’idée d’utiliser son magnifique Tempête comme une simple matraque, mais tant qu’il n’avait pas les yeux rivés sur la cible, il ne servait à rien de faire du grabuge. L’homme se rapprocha des ténèbres. Caine s’élança.

* * *

Caine s’approcha de la lucarne, vérifiant chaque coin du toit au fur et à mesure qu’il progressait. Selon toute apparence, le toit lui appartenait désormais. Quoi qu’il en soit, il ne pouvait pas se défaire de l’idée qu’il était observé. Cette pensée fut interrompue par un murmure à ses pieds et une main affaiblie s’approchant de sa cheville.

« Du calme, mon pote », murmura-t-il.

D’un autre coup de son Tempête transformé en matraque et l’homme se tut. Une seconde plus tard, Caine s’approcha de la lucarne et jeta un coup d’oeil vers le bas. Il vit de grandes cuves en cuivre d’un côté, des caisses empilées sur trois étages de l’autre. Des passerelles s’entrecroisaient jusqu’aux chevrons et des portiques circulaires autour des cuves. Là, au centre de la place, il aperçut une vingtaine d’hommes disposés en cercle autour de trois chariots. Les charriots ressemblaient exactement à ceux qu’il avait vus auparavant. D’après ce qu’il avait remarqué, aucun des hommes se trouvant là n’était un trollkin. Pas de McCoy, pas de Zeke, estima-t-il. Caine se demanda si Kreel n’était aussi associé qu’il le pensait. Peut-être que cela n’avait pas d’importance.

Sa cible était en bas, bien sûr.

Dans l’usine, Thaddeus Montague, trésorier royal du Roi Rynnard en personne, se distinguait dans la galerie de voyous qui l’entourait de façon pas très discrète. Homme d’un âge moyen, élancé et portant des lunettes, il tenait nerveusement un registre tandis que les autres autour de lui serraient des canons à main. Passant de caisse en caisse, il ouvrit chacune d’entre elles et marquant son registre, révélant une multitude d’or à couper le souffle. Caine regarda l’homme, l’alignant sur les mires de ses deux Tempêtes. Tout pouvait se terminer si vite. Il suffisait d’appuyer sur les gâchettes et le cerveau de l’homme se répandrait sur le sol, ici et maintenant.

Oui, mais ce n’était que la moitié du problème, pensa-t-il en soupirant.

Rebald l’avait envoyé ici pour découvrir ce qu’il y avait dans la tête de Montague avant de la vider. Avec un autre jeté à nouveau un coup d’oeil à l’endroit, il soupira et rengaina ses Tempêtes. Même pour lui, un assaut solitaire contre le nid de frelon en contrebas semblait proche du suicide. Dans l’ensemble, il y avait trop d’angle et trop de sorties. Il n’avait aucune idée du nombre d’homme impliqués dans ce bazar, ni de l’endroit ou se trouvaient les talents les plus coûteux, s’ils étaient tous là.

Pendant ce temps, bien sûr, sa cible était au milieu de tout.

À contrecœur, il se glissa à l’intérieur par la vitre ouverte et descendit sur le réseau de chevrons en fer rouillés s’entrecroisant. Avec précaution, il testa son poids sur la vieille charpente, puis à grimper dessus. En bas, personne ne l’avait remarqué. Au moins, il aurait l’élément de surprise.

Il n’entendit le sifflement de l’air déplacé que lorsqu’il fut trop tard.

L’épaule de Caine était en feu et avec sa tête. Le choc de l’impact le fit basculer, alors qu’il était à portée de bras du portique. Par réflexe, il essaya de se mettre à l’abri, mais quelque chose n’allait pas.

Il n’y parvint pas.

L magie avait disparu de son corps, remplacée par la douleur. Elle se propageait avec voracité depuis son épaule, et il y jeta un coup d’oeil engourdi.

D’une manière ou d’une autre, un petit carreau d’arbalète était planté en lui. Même s’il restait bouché bée, son petit élan vers l’avant le fit brusquement hors de chevrons et dans l’espace ouvert. À côté de lui, le portique devint flou, et il ne reprit ses esprits qu’à la dernière seconde, tendant la main. Il réussit à toucher le métal poussiéreux avec deux doigts, mais ne parvint pas à garder la prise. L’élan le fit basculer un peu en avant qu’il ne reprenne sa périlleuse chute libre. Jurant en plein vol, il vit une pile de caisses se rapprocher à toute vitesse. Il serra les dents et se prépara à l’impact.

Elle s’approchait encore et encore.

Il tomba comme une balle en rebondissant entre deux piles de caisses, regrettant à chaque coup l’armure qu’il avait perdue. Il atterrit enfin sur le sol, meurtri de toutes parts, en gémissants. Dans sa chute, le projectile s’était détaché et gisait sur le sol à côté de lui, brisé et ensanglanté. Il lança son générateur arcanomékanique à pleine puissance, et un champ d’énergie déferla immédiatement autour de lui. Les petites cheminées du générateur commencèrent à cracher une épaisse fumée noire.

Tant pis pour la furtivité.

Depuis son abri, les yeux de Caine se tournèrent vers les chevrons. D’où venait le tir ? Il scruta tous les recoins, mais ne vit rien.

Alors qu’il s’éloignait des caisses, il gémit en constatant qu’il était maintenant à la vue de l’assemblée. Son épaule saignait abondamment, mais au moins le feu dans sa tête s’atténuait peu à peu. Celui qui avait tiré était bien équipé. Cette satanée chose s’était emparée de sa magie, ne serait-ce que pour un instant.

De la magie dont il avait cruellement besoin maintenant.

Des tirs criblèrent immédiatement le sol et les caisses autour de lui et il se releva avec un grognement. Il plongea par-dessus une canalisation voisine et se dirigea vers les cuves situées le long du mur le plus éloigné. En un instant, ses pistolets furent sortis, et il tira quelques coups de feu précipités sur ses ennemis. Deux d’entre eux atteignirent leur cible, tandis que les hommes pliaient en deux sur le sol. L’adrénaline commença à couler dans ses veines et il risqua un coup d’oeil par-dessus la canalisation rouillée. Le bourdonnement des ricochets le poursuivit, mais pas avant qu’il n’ait réussi à jeter un rapide coup d’oeil à sa cible.

Il poussa un juron suffisamment fort pour qu’on l’entende dans toute la pièce.

Montague se détachait de la meute, courant vers la porte à l’autre bout de la pièce ! Il luttait pour récupérer sa magie. C’était presque comme si sa jambe s’était endormie et lentement la circulation revenait. Il plissa les yeux, concentré. S’il pouvait juste se téléporter… presque, mais non.

Un marteau, jaillissant de nulle part, s’abattit sur lui.

Il évita le coup à la dernière seconde et le regarda s’enfoncer dans les planches pourries dans une pluie d’éclats. En saisissant le marteau et en le dégageant, Caine vit un trollkin, au regard sournois, de plus de deux mètres de haut, vêtu d’un costume sur mesure immaculé. Il n’avait pas l’air très heureux lorsque le marteau se dégagea de l’impact et fut relevé pour frapper à nouveau.

« McCoy, je suppose ? »haleta Caine.

« Ah ! » Les yeux du trollkin s’illuminèrent et il marqua une pause. « Vous me désavantagez, monsieur. Vous êtes ? »

« Partir ! »

Caine leva ses pistolets et tira dans le ventre du trollkin à bout portant. La bête grimaça au baiser des deux Tempêtes, mais à la surprise de Caine, il ne tomba pas. Il s’arrêta un moment, comme s’il savourait la douleur, puis se mit à sourire en serrant les dents. Son marteau toujours levé, la bête commença à grogner et l’abattit. Les yeux de Caine s’écarquillèrent d’horreur. Si jamais il y avait un moment.

Il se téléporta.

Il apparut à mi-chemin de la pièce, à couvert, toujours grinçant des dents à cause d’un marteau qui avait maintenant disparu depuis longtemps. Il soupira de soulagement et secoua la tête. Levant les yeux par-dessus une caisse, il sourit en découvrant Montague au premier plan, à seulement quelques verges. Leurs regards se croisèrent et le type louche poussa un cri de consternation. Montague se retourna et s’élança vers une cage d’escalier, son grand registre entre ses mains. Tandis qu’il s’en allait, Caine remarqua que sa nouvelle position lui permettait d’encadrer plusieurs malfrats. Ils crièrent et le désignèrent du doigt, mais aucun d’entre eux n’avait eu le temps de se déplacer. Caine en profita et tira une rafale de coups de feu. Quelques tireurs tombèrent en hurlant, laissant les autres se précipiter à l’abri. Dans la confusion, Caine s’élança à travers l’espace ouvert à la poursuite de Montague. Se précipitant vers une cuve en cuivre se trouvant entre lui et la cage d’escalier, il l’heurta avec sa bonne épaule et roula derrière elle. Immédiatement, la cuve fut bombardée de tirs, créant une cacophonie de ricochets.

Caine jeta un coup d’oeil vers la cage d’escalier depuis l’arrière de la cuve. Montague était là, à mi-hauteur. Caine se risqua une salve dans la direction d’où venait le feu, puis se replia derrière la cuve. Alors que de nouveaux tirs de riposte frappaient sa couverture, il comprit que c’était le moment ou jamais de traverser le no man’s land entre lui et Montague. S’il n’y a pas de couverture, je m’en créerai, pensa-t-il. Puisant dans sa magie, sa forme devint vague, mouvante. Enhardi, Caine sortit de derrière la cuve tel un spectre, tirant au passage.

Une volée de tirs le suivit. Il y en avait tellement que c’était comme s’il était la seule cible d’un stand de tir de fête foraine. Des dizaines de tirs le poursuivi alors qu’il se déplaçait.

Ils le manquèrent tous, sauf un.

Au milieu du sprint, Caine convulsa, tombant sur le visage à côté de quelques barils. Dans son flanc, il reçut le coup sec d’un autre projectile, et avec lui, ce feu insupportable dans sa tête. D’où venaient ces foutues choses. Il se mordit la lèvre sous l’effet de la douleur et s’efforça de rouler derrière les tonneaux. Avec le projectile dans son flanc, sa couverture magique se dissipa telle de la fumée autour de lui.

Il pouvait voir que Montague avait atteint le haut des escaliers et qu’il se dirigeait vers la sortie. Encore sous le coup de la douleur, Caine leva un Tempête tremblant dans une tentative boiteuse de faire voler l’homme.

Ses poursuivants étaient déjà arrivés à la cuve qu’il avait employée il y a quelques instants, trois hommes avec une vision dégagée malgré les tonneaux derrière lesquels il se trouvait maintenant. Ils levèrent leurs canons à main avec de cruels sourires. Grimaçant de douleur avec le carreau dans son flanc et toujours sur le dos, il abattit chaque homme tour à tour avec une rune de feux de l’enfer. Alors que le dernier d’entre eux tombait par terre, il regarda vers la cage d’escalier et vit la porte se  refermer.

C’est comme ça, n’est-ce pas, soupira-t-il.

Il ne pouvait pas se téléporter à toute vitesse, et tout autour de lui, les cris d’autres hommes se rapprochaient. Il était clair qu’il n’allait pas monter les escaliers sans être touché ; ils n’offraient aucune couverture. S’éloignant en roulant, il partit dans une autre direction, faisant feu de ses Tempêtes partout où il remarquait du mouvement.

* * *

Caine trouva un couloir qui se terminait par une autre cage d’escalier. S’arrêtant, il observa son flanc. Le carreau l’avait touché de peu, et il le dégagea avec un grognement. Peu à peu, le feu qui l’embrassait semblait s’atténuer. Osant recharger, il était arrivé à mi-chemin lorsque des cris retentirent au coin du couloir. Refermant ses deux Tempêtes, il poursuivit son chemin. Il avait perdu de vie sa cible et il savait qu’il s’éteignait à chaque goutte de sang qui touchait le sol. Je n’ai pas encore fini. Prenant les escaliers, il chassa la douleur brûlante de sa tête avec une colère pure et obstinée. Au niveau du palier du deuxième étage, il y avait une trappe d’accès sur le côté du bâtiment. Il s’en saisit. En la déverrouillant, Caine regarda à l’extérieur et découvrit un long tuyau d’évacuation courant le long du mur extérieur.

Là, en bas.

Caine vit Montague sauter d’un escalier de secours vers la ruelle. L’homme paniqué se mit à courir, tournant bientôt le coin de la rue et disparaître. Caine regarda en direction du toit adjacent, un étage plus haut, et recula.

Je vais le perdre, pensa-t-il, une douleur lui traversant le corps.

« C’est bien moi ça ! »

Avec un juron, il s’élança et se téléporta avant d’avoir heurté le mur. Avec soulagement, il disparut, pour réapparaître quelque trois mètres plus haut dans les airs au-dessus de l’allée. Alors qu’il atterrissait en dérapant sur le toit adjacent, il regarda en arrière, par là où il était venu, haletant sous l’effet de l’effort. Sa tête le lançait et il se sentait légèrement étourdi. Pourtant, il n’avait pas sauté trop tôt.

Des tirs provenant de la trappe qu’il avait laissée derrière lui le poursuivaient, vrombissant dans l’air nocturne. Il plissa les yeux vers les hommes, apercevant le trollkin avec son marteau à leur tête. Caine secoua la tête en signe d’exaspération, et se dirigea vers l’avant-toit dans une tentative de retrouver sa proie disparue.

* * *

Bien que fatigué, Caine contourna un silo et arriva le côté nord du bâtiment. Juste à temps pour aperçevoir Montague sortir dans la rue principale. L’homme s’arrêta, s’appuyant contre le mur pour reprendre son souffle en haletant, et regarder dans la direction où il était venu à la recherche de signes de poursuite.

D’après ce que Caine pouvait en juger, il n’y avait plus qu’eu deux désormais. Montague se dirigea vers les lumières vives de l’avenue animée, bordée de tavernes, de voitures et de piétons de toutes sortes. Caine leva son pistolet et s’avança le long de l’avant-toit, espérant une fois de plus, espérant qu’une fois de plus qu’un tir dans les jambes le ralentirait. Tandis qu’il avançait, il ne remarqua pas le tuyau sous ses pieds. Il tomba soudainement, la rue s’ouvrant trois étages plus bas. En vacillant, il garda l’équilibre, mais tomba à genoux, un souffle dans sa gorge. Ce faisant, il entendit le sifflement indubitable d’un autre carreau volant à l’endroit où se trouvait sa tête il y a une seconde.

Il n’avait pas perdu son poursuivant. Pas du tout…

Caine tira trois coups dans la direction d’où était venu le projectile avant de plonger vers un de mi-mur de briques. Il vit une ombre se déplacer sur le toit et avec elle le sifflement d’un autre projectile. La chose l’attrapa par le manteau alors qu’il plongeait, mais sans plus. Son propre tir avait fissuré la pierre derrière l’homme, et il entendit un sifflement de colère lorsque des éclats de briques lui tombèrent dessus. Il jeta un coup d’oeil au projectile qui dépassait de son manteau. Il reconnut le barbillon intact comme étant iosien, très rare. Très dangereux.

C’était donc Zeke. Ce salaud était une sorte de chasseur de mages elfe, pensa-t-il.

Son poursuivant était peut-être à couvert, mais au moins il était sorti de sa cachette. Il doit penser que je suis foutu, sourit Caine d’un air sinistre. Caine pouvait à peine le distinguer à cette distance. Il plissa les yeux pour voir l’iosien encocher un autre projectile tout en s’appuyant contre son propre muret de briques. C’était un combat qu’il pouvait gagner, à son avis. Il lui fallait juste qu’il en finisse rapidement. Risquant un coup d’oeil par-dessus le bâtiment, il aperçut Montague dans la rue principale, s’approchant d’une voiture taxi. Il aperçut des chiffres inscrits au pochoir sur le côté du taxi.

« Deux-neuf-trois-trois », murmura-t-il.

Puis jura aussitôt sous le choc. Par-dessus le côté du muret, McCoy escaladit l’escalier de secours se trouvant à quelques verges de là. Prenant ses repères, le trollkin se retourna et regarda autour de lui. Lorsqu’il trouva Caine, il lui adressa son affreux sourire aux dents longues. Caine gémit. Il était sur le point de se faire prendre des deux côtés.

Zeke n’avait pas non plus l’air ravi de cette évolution. De son abri, il cria à l’arrivée de son collègue.

« McCoy ! Je l’ai ! » cria-t-il de derrière son abri.

McCoy sourit, portant son manteau à l’épaule. « Je ne pense pas ! » rugit-il à son tour. « Ce petit m’a mis une balle. Deux peut-être ! Je vais lui fendre la tête pour cela ». Le trollkin rit profondément, brandissant son marteau. Caine n’était plus qu’à quelques enjambées du monstre et totalement exposé. Il leva ses Tempêtes et tira. Trois coups de feu atteignirent le trollkin, lui déchirant l’abdomen. Des taches de sang noires apparurent sur la chemise blanche et le gilet de soie, mais il ne fit que grogner, s’avançant comme s’il progressait face à un vent puissant. McCoy se contenta de sourire amicalement à Caine alors qu’il arrivait, son marteau se levant une fois de plus. Caine regarda désespérément ses pistolets, puis se tourna vers le trollkin qui approchait.

De l’autre côté du toit, son collègue Zeke ne se laissait pas décourager. « Dix couronnes que tu ne le touches pas avant que je lui enfonce une lame ? »

« C’est d’accord », répondit McCoy, à seulement trois pas de Caine. Il osa jeter un coup d’oeil à Zeke, et constata que l’elfe était aussitôt de son abri. Sa silhouette sombre était devenue une danse fluide, presque impossible à suivre. Il approchait, bondissant et dégringolant par-dessus les obstacles. D’une manière ou d’une autre, alors descendait, une longue lame incurvée était apparue dans sa main.

Caine faillit se laisser emporter par la panique. D’un côté, un monstre déchaîné, le marteau prêt à frapper. De l’autre, l’implacable chasseur iosien prêt à frapper avec sa lame et son arbalète.

La mort des deux côtés.

L’esprit de Caine s’emballa. Concentrer les tirs d’un côté, se faire prendre de l’autre. Une téléportation, peut-être, mais perdre la cible et certainement pas assez loin pour perdre ce duo.
Non.

Il fallait que ça se stoppe. Il avait juste besoin de plus de temps pour réfléchir.

Caine se souvint du raid khadoréen et de la leçon qu’il avait apprise. La voie qu’il avait trouvée, cette magie spéciale qui le conduisait à cet endroit entre les secondes. Il était fatigué maintenant, tellement fatigué, mais il pouvait le retrouver. Il le fallait. Sa tête palpitait et était prête à exploser. Immédiatement, il pensa qu’il avait poussé trop loin. Ça n’allait pas marcher…

La douleur disparut. Le bruit aussi. Caine rouvrit les yeux sur un monde de gris et de scintillement. Zeke et McCoy formaient des silhouettes rayonnantes de part et d’autre de lui, leurs mouvements réduits à une avance à une impossible allure d’escargot. Il sentit la force revenir. Il avait suffisamment de temps pour les aligner. Pas un instant de plus.

Le temps reprit son cours.

Ils se précipitaient sur lui en hurlant, les yeux écarquillés et la bouche ouverte. Les yeux fermés et les bras croisés, il tira un seul coup de feu de ses deux Tempêtes. Le tonnerre résonna sur le toit, les éclairs de la bouche des canons demeura immobile, absorbé par un halo runique.

L’iosien et le trollkin furent touchés en plein front, et tous deux furent projetés en arrière, les yeux écarquillés. Caine cligna des yeux.

Ce n’était pas un rêve, il l’avait fait.

Les deux hommes étaient morts à quelques pas de lui, leurs yeux sans vie regardant vers le ciel dans un silence stupéfait. Il ne put que s’esclaffer et s’agenouilla.

Étourdi, ses yeux se posèrent sur l’avenue en contrebas. Il sourit doucement en regardant les piétons aller et venir. Il aperçut des fiacres circulant sur l’avenue, leurs chevaux au trot.

Clip Clop Clip Clop.

Caine releva sa tête et plissa ses yeux. Il scruta la circulation et trouva le taxi marqué deux-neuf-trois-trois toujours en vue. Avec un gémissement, il se releva péniblement. Se dirigeant vers l’escalier de secours et descendit en se traînant, chaque muscle hurlant de protestation. Bientôt, il trottina au niveau de la rue, arme au poing, à la poursuite du taxi. Serrant les dents pour résister à la douleur, il poussait la foule sur l’avenue. Il haletait. Le taxi était trop loin pour être rattrapé. Il n’en avait plus la force. Sa foulée se ralentissait. Alors qu’un autre taxi se hâtait à ses côtés dans la même direction, il saisit l’arceau. Se balançant dans l’habitacle, il cria au conducteur, à bout de souffle : « Suivez deux-neuf-trois-trois ! »

C’est alors qu’il s’aperçut que le taxi était déjà occupé. Il regarda la banquette opposée et trouva un homme d’âge moyen tenant un registre, bouchée bée de terreur à sa vue.

C’était Montague.

Caine se mit à rire et secoua la tête. Montague voulut partir en gémissant, la main tendue vers la portière. Caine porta un coup de pied dans sa jambe, faisant retomber le trésorier sur son siège. Il levait déjà un Tempête sur lui, et il l’arma lentement. Montague grimaça serrant son registre tel un bouclier, mais resta assis.

* * *

12
PARTIE TROIS

Hier

596 AR, Printemps ; Province de Peste-sang

Alors qu’il marchait côté à côté avec deux pionniers, Caine avait l’impression d’avoir été piétiné par un cheval de guerre. Il était couvert de sang et de saleté, et sa mâchoire picotait comme de l’eau de Seltz. Boitant aux côtés de son maître, Ace semblait avoir connu pire. Le warjack était abîmé et cabossé, et à l’endroit où son bras droit aurait dû se trouver n’était plus qu’un enchevêtrement de câbles et de tiges tordues. Alors qu’ils passaient devant les détritus et les corps de part et d’autre de la route, Caine secoua la tête, d’un air hébété. Il jura dans sa barbe alors qu’on l’amenait devant les portes d’entrée du Domaine Malsham.

Le domaine était sinistré à cause des dommages collatéraux causés par la bataille de la nuit. De l’autre côté de la cour, Caine pouvait voir que le manoir en feu du baron ne pouvait plus être sauvé. L’aube se levait à l’est, révélant des pionniers et des fusiliers se précipitant pour contenir le brasier ou aider les personnes ayant été évacuées.

Alors que Caine approchait, le baron l’aperçut et se déplaça pour l’intercepter. Le Sergent Holly s’interposa, plaçant sa large carcasse entre son commandant tourmenté et le baron dérangé.

« Doucement ! » cria le sergent pionnier en levant une main calleuse. Le baron était furieux, s’agitant pour repousser le musclé sergent.

« Vous en répondrez ! Vous répondrez du désastre que vous avez causé ! » cria le baron en se penchant autour d’Holly. Caine croisa son regard sans broncher.

« Où est-elle ? » demanda Caine d’une voix rauque.

« De quoi parlez-vous ? » grogna le baron.

« La baronne, espèce d’idiot ! Est-ce qu’elle va bien ? »

« Je ne… ne… Ne changez pas de sujet ! » balbutia le baron, en cherchant toujours à contourner le Sergent Holly.

« Monsieur… elle est là… Nous avons sauvé tout le monde ! » cria Gerdie depuis l’autre côté de la cour. Il s’entretenait avec les serviteurs du baron, rassemblés près des écuries, à l’arrière du manoir en flammes. Parmi eux, Caine vit la baronne enveloppée dans une couverture. Elle avait l’air fatiguée et échevelée, mais pas plus mal en point. Gerdie quitta le groupe et revint aux côtés de Caine.

Alors qu’il s’approchait, Caine remarqua que la joue de son adjudant était gravement lacérée et il siffla.

« Pour l’amour de Morrow, Gerdie… tu t’es fait couper ».

Gerdie hocha la tête d’un air sinistre et tendit la main pour toucher légèrement la blessure.

« Ce n’est pas si grave, monsieur ».

« Qu’est-ce qui s’est passé ici », prononça Caine d’une voix rauque, fasciné par les flammes. Le baron poussait toujours juron par-dessus les épaules d’Holly. Il entendit la question de Caine et brandit le poing.

« Vos hommes ont fait ça ! Ils sont débutés ce combat ! »

Caine regarda Gerdie, essayant de fixer son regard. « Attendez. Quoi ? Nous avions laissé les mercenaires tranquilles. En premier lieu, que faisaient-ils ici ? »

Gerdie fit un signe de tête. « Malsham a à moitié raison, monsieur. Ils sont arrivés peu après votre départ. Ils ont dit qu’ils voulaient parler au baron. Ils ont été… très surpris de nous trouver ici ».
Caine grimaça.

« Il y a eu une sorte d’impasse. Puis, le Soldat Lehr est arrivé. Son arme à fait long feu, tuant l’un des leurs. Ils ne l’ont pas bien géré. En fait, les choses sont devenues incontrôlables à partir de ce moment-là… » Gerdie toussa, incapable de regarder Caine. De son côté, Caine ne put que gémir.

« Ils ont détruit ma demeure ! » cria le baron. Caine s’écarta du Sergent Holly et lui fit signe de s’éloigner. Sans perdre une miette, Caine attrapa le baron aux yeux fous par le col de sa chemise tachée, le rapprochant de lui. Leurs yeux n’étaient plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre.

« Nous savons tous les deux pourquoi ils étaient ici, n’est-ce pas ? Je ferais attention à ce que je vais dire si j’étais vous ». La voix de Caine était un grognement sourd, rempli de menace.
Le baron cligna des yeux, le visage rouge. Sa rage indignée disparut et il ferma la bouche. Il devint maussade, ses yeux allant de gauche à droite. Caine pouvait pratiquement voir les engrenages tourner dans la tête du noble.

« C’est vrai baron, et maintenant ? » Caine le repoussa avec dégoût.

Le baron trébucha sur le sol boueux, mais se remit rapidement debout avec un rictus.

« Vous n’avez aucune idée de ce dont vous parler et vous n’avez pas de preuve non plus, espèce de merde de bas-étage », cracha-t-il. Il jeta un regard évaluateur sur son auditoire, avant de se concentrer sur Caine.

« Ce que nous avons ici, c’est une défaillance du commandement ! » Il éleva la voix, faisant de cet échange une scène. Bien sûr, son discours attira la foule.

« Où étiez-vous la nuit dernière, capitaine ? » railla-t-il, en décrivant un cercle avec un doigt accusateur. « Vous n’étiez certainement pas ici. Chargé de ma protection, n’est-ce pas ? La nuit dernière, une compagnie de mercenaire a pris d’assaut cet endroit et à réduit ma demeure en cendres, pendant que vous vous promeniez dans les bois ! Vos hommes ont été surpassés, grâce à votre désertion ! »

Caine lança un regard noir au baron, son humeur s’échauffant.

« C’est le mot qui convient, est-ce que je me trompe ? N’est-ce pas la désertion du… »

Le baron tomba sur son cul, le nez cassé.

Avec un cri de douleur étouffé, le sang coula librement entre ses doigts. Caine secoua sa main, les articulations nues à vif à cause du coup de poing. Autour de lui, la foule des soldats et des serviteurs du baron sembla figée par ce soudain retournement.

Caine se tenait au-dessus du baron, prêt à frapper à nouveau. Le baron se tassa sous lui, tremblant, mais ce furent les visages de ses hommes et de la baronne l’observant qui retirent sa main. Tout en reprenant sa respiration, il recula, saluant le baron d’un grognement de dégoût, avant de se diriger vers les écuries.

* * *

Caine puisa une longue rasade de sa bouteille, puis la releva tandis que le whisky lui brûlait la gorge. D’une manière ou d’une autre, un verre et un moment pour reprendre ses esprits s’étaient transformés en sept et son esprit s’effilochait complètement. Il n’y avait rien contre cette douleur, voilà ce qu’il était. Quinze hommes foutus. Mort Tout dépendait de lui. Leur mort avait-elle eu un sens ? Il avait à peine franchi le mur de Merywyn, sans parler de la mission à l’intérieur. Il prit une autre rasade. Peut-être que celle-ci lui ferait oublier. Cela valait la peine d’essayer.

Alors que le whisky lui brûlait la gorge, il ressentit une vive douleur à l’arrière de sa mâchoire. L’endroit où le mercenaire l’avait frappé lui faisait toujours mal et il enfonça un doigt pour sonder ses dents. De la salive et du whisky s’écoulèrent de son menton tandis qu’il arrachait une molaire détachée et la jeta dans le coin le plus éloigné de la stalle remplie de paille. Essayant de se lever, il ne put que s’appuyer contre le mur, les jambes repliées sous lui. Le monde tournait et il jura à voix haute. La bouteille était pratiquement vide.

« Alors, c’est ce que vous faisiez hier soir ? Est-ce pour cela que quinze bons hommes sont morts ? » Gerdie se tenait au bout de la stalle, le dégoût se lisant sur on visage.

Caine leva la tête, les yeux larmoyants.

« Je vous pensais meilleur. Je le pensais vraiment ».

« Tu n’as aucune idée de ce dont tu parles ».

« Alors corrigez-moi, monsieur ! Je ne vois rien d’autre qu’un vulgaire ivrogne ». Même à travers la brume de l’alcool, Caine ressentit la cinglante évaluation de son adjudant. Il se força à se lever, sans l’aide du mur. Ce fut un combat, mais il garda l’équilibre.

« Que veux-tu Gerdie ? »

« Je suis venu vous dire que le Sergent Reevan et ses hommes ont suivi les mercenaires jusqu’au Fleuve Noir. Ils ont fait savoir que les mercenaires se préparaient à partir en bateau. Si nous partons maintenant, nous pourrons peut-être en attraper quelques-uns. En supposant que vous souhaitez obtenir des preuves de la trahison des barons. Si ce n’est pas le cas, je vous en prie, faites comme si je n’étais pas là ».

Caine grogna et se secoua jusqu’à ce que sa vision s’éclaircisse.

« Oh, merde. Allons-y »

* * *

« Ils devraient être juste devant nous ! » cria Gerdie dans le tumulte des sabots. La mousse et les arbres se confondaient dans leur course sur la route boueuse. Alors que le whisky se dissipait, sa tête battait au rythme des sabots de son cheval. La journée autour de lui n’était pas moins misérable. Il allait pleuvoir, c’était certain. Froid et gris, le sentier les menait le long de la limite nord du Marais Brillig.

Devant eux, les arbres s’ouvraient largement sur le Fleuve noir. Sous le ciel gris du matin, plus d’une douzaine de doris et barges étroites traversaient la voie navigable. Sur la rive ouest, quelques-uns avaient déjà accosté, et les mercenaires avaient débarqué pour poursuivre leur route. La jument de Caine hennit sous l’effet de la vitesse, et il la fit volter vers le rivage. Dans leur hâte, les mercenaires avaient laissé derrière eux plusieurs Doris. Reevan et ses éclaireurs étaient en train de les fouiller, carabines prêtes. Alors que Caine et Gerdie descendaient de cheval, il remarqua d’un air maussade que Reevan n’avait fait aucun captif.

Il se retourna vers l’eau et vit que l’un des derniers bateaux à partir contenait le mercenaire le plus âgé, Hector, qui le regardait droit dans les yeux. Dans ses bras, l’homme tenait sa fille blessée. Caine ne pouvait imaginer un regard plus noir. Les yeux du vieil homme ne le quittèrent pas une seule seconde alors que le bateau s’approchait de la rive ouest.

Caine secoua la tête avec dégoût. Il savait ce qui l’attendait au domaine. Sa mission était en train de s’écrouler, se fissurait. Comment pourrait-il être sauvé maintenant ?

Ses pensées s’embrouillaient et son regard s’arrêta sur les bateaux abandonnés à terre.

« Le passeur ne travaille pas aujourd’hui, mais il est peut-être encore temps de réquisitionner des bateaux au Ponton de Perry pour les suivre ? » Le ton de Gerdie était moins hostile, mais il demeurait prudent. Son visage balafré était las. Il semblait avoir vieilli d’une décennie ce matin par rapport à la veille.

« Non, je ne… » marmonna Caine en se détournant du fleuve.

« Alors, vous êtes prêt à parler de la nuit dernière ? » l’interrompit Gerdie.

Caine se tourna vers son adjudant à la face rébarbative. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais Gerdie lui coupa la parle. « Soyons clairs sur un point. Vous avez manifestement un autre agenda ici, pour lequel vous faites des excursions depuis notre arrivée. Si c’est au-dessus de mes compétences, tant pis, mais entre vous et moi, je préférerais que vous ne me considériez pas comme stupide ». Gerdie le regarda sans broncher. « Nous avons perdu des hommes la nuit dernière, monsieur, et j’aimerais croire que c’était pour une bonne raison ».

Caine ne put s’empêcher de respecter Gerdie pour avoir eu le courage de dire ce qu’il pensait. Il croisa le regard de Gerdie de manière égale.

« Cette chose… oui, c’est au-dessus de tes compétences ».

Gerdie hocha la tête, imperturbable. « Est-ce que c’est fait ? »

« J’ai peur que non. J’ai merdé, hier soir, quand j’ai vu… ce qui se tramait ici. Tu as raison. Je n’aurais pas dû te laisser. Je n’avais aucune idée… que ces salauds… feraient… ce qu’ils ont fait. Caine fit un signe de la main en direction du cortège de mercenaires sur l’eau. « Quoi qu’il en soit, ce n’est que le début si je ne peux pas faire en sorte que cette chose soit faite ».

Gerdie acquiesça, l’hostilité ayant disparu de son visage. « Comment puis-je vous aider ? »

Caine tira sur son menton. « Eh bien, pour commencer, j’ai besoin que tu rentres. Garde un œil sur notre ami le baron. Retiens-le là-bas. Peu importe ses menaces… »

« Garder un noble en état d’arrestation sans aucune preuve réelle ? Il vous fera passer en cour martiale, c’est certain ! »

Caine acquiesça. « Il n’y a rien à faire. De toute façon, cela n’a plus d’importance maintenant ». Répondit distraitement Caine, ses pensées se dirigeant vers Merywyn. Il se souvenait du camp autour de la ville et du spectacle qu’il avait donné. Il porta un coup de pied au long bateau en bois à ses pieds en guise d’appréciation. « Ech, je doute que je puise revenir en arrière, mais peut-être que je peux aborder cela sous un autre angle ».

Gerdie plissa les yeux vers le bateau. « Avez-vous besoin d’autre chose ? »

Caine hocha la tête, fouillant dans sa poche.

« Un cigare. Mon warjack réparé, aussi vite que possible. Ses mains restèrent vides et il fronça les sourcils.

« Mais surtout, ce cigare ».

* * *

Il avait plu tout le long de la journée et l’humidité commençait user l’âme de Caine. Lorsqu’il revint sur la rive du Fleuve Noir en fin d’après-midi, il sembla que la pluie avait finalement fait son œuvre. Le Marais de Brillig, au sud de la route, s’animait du chant de ses habitants. Les grenouilles coassaient joyeusement avec un volume tel que toute pensée était presque étouffée.

Les bateaux étaient restés là et Caine s’approcha à pied. Ace s’avança,, le warjack de couleur brune pose sa hache pour renverser le bateau le plus proche, puis le traîna jusqu’au bord de l’eau. Caine suivit lentement l’agile warjack. Ewan avait remplacé la Longue-arme et réparé Ace là où il le pouvait. Le mékano semblait disposer d’une infinité de pièces de rechange, aussi rares soient-elles. Aux yeux de Caine, les réparations d’Ewan semblaient de premier ordre. Ewan avait néanmoins grogné qu’il avait d’avoir besoin de plus de temps pour restaurer correctement la bête blessée, arguant qu’Ace n’était pas prêt, mais Caine n’avait fait que l’ignorer.

Le temps était compté.

Ace perçut les pensées de Caine et se retourna, stabilisant le bateau dans l’eau. Caine regarda la flamme dans ses yeux.

« Ech. C’est maintenant ou jamais ».

Ace soupira doucement, dans un grincement de fer.

* * *

Le doris dérivait lentement sur le fleuve, laissant l’après-midi derrière lui. Caine gardait le bateau près des berges du fleuve, le guidant avec une longue perche en bois, tandis qu’Ace brûlait à petite vapeur et était recouvert en grande partie d’une vieille bâche. Il croisa quelques navires en cours de route, mais aucun ne le trouva particulièrement remarquable. Après tout, masqué et cagoulé comme il l’était, il ressemblait aux gens ordinaires gagnant leur vie le long du fleuve chaque jour.

Alors qu’il approchait de la frontière, il aperçut un poste sur la rive est. Il n’arriva pas à croire à sa chance. Comparé aux difficultés de la veille, ce minuscule bunker et ces quais ne contenaient qu’une petite garnison. Engageant à nouveau le parapluie d’Ace, lui et son compagnon de métal ne furent plus qu’une tache sur l’eau. Au-dessus, le ciel couvert s’assombrissait progressivement.

Caine enfonça prudemment sa perche dans l’eau trouble, travaillant silencieusement contre le faible courant. Leur passage étant aussi silencieux qu’invisible, Caine peut entendre les gardes-frontières de Llael sur les quais rire d’une plaisanterie grossière alors qu’ils faisaient circuler une bouteille de spiritueux et fumaient des cigares. L’air était si calme qu’il put sentir l’odeur de la feuille d’Hooaga qu’ils fumaient.

Autre chose aussi, peut-être. Caine fronça le nez, captant l’odeur de quelque chose d’âcre dans l’air, et devenait de plus forte de seconde en seconde.

Malgré tout, il n’y avait rien à faire et le poste fut bientôt loin derrière eux. Le parapluie n’étant plus nécessaire, Ace le désactiva et ils se mirent en route. Merywyn n’était plus très loin devant eux, peut-être seulement à un ou deux virages de leur vue. Enfin, il allait pouvoir s’occuper de ses affaires. Il jeta un coup d’oeil sur l’eau, ne voyant aucun trafique devant lui.

« Trop facile ! Je pense que j’aurais pu te laisser ce soir, pour tous les ennuis que tu as eus ».

Ace se retourna, ses yeux brûlants étant moins optimistes. Caine sentit les pensées du warjack l’atteindre.

Attention.

En effet, les lumières de Merywyn ne seraient pas aussi facilement contournables que le poste frontalier. Elles se reflétaient dans les cieux nuageux bien avant la ville elle-même. Lorsque le petit bateau franchit le dernier virage, laissant apparaître la capitale, celle-ci n’était pas moins imposante que lors de leurs précédentes visites. Caine fut étonné de voir à quel point l’endroit était lumineux. Là, sur le périmètre sud, le camp qu’il avait affronté avait été achevé. Il n’y jeta qu’un coup d’oeil, se concentrant plutôt sur ce qui l’attendait.

De gigantesques chaînes leur barraient la route juste devant, à seulement quelques mètres au-dessus de l’eau et chaque maillon avait la taille d’un tonneau.

Les marchands faisant affaires le long du Fleuve Noir étaient soumis à des péages verses directement dans les coffres du roi. Les chaînes avaient été tendues de l’extrémité sud à l’extrémité nord du fleuve. Elles étaient conçues de manière à ce qu’aucun navire marchand ne puisse passer sans que la coque ne soit déchirée. Elles étaient suspendues à de nombreuses fondations bâties sur l’eau et certaines comportaient des postes de surveillance pour contrôler le trafic. Le doris de Caine était juste assez bas pour pouvoir se glisser dessous. Alors qu’ils passaient près d’un poste de surveillance, Caine enclencha à nouveau le parapluie d’Ace.

Le port de Merywyn les appelait.

Le port, habituellement animé, était calme et silencieux pour la nuit, et ils se dirigèrent droit vers lui. Le port avait été creusé dans les murs de la ville et de nombreux navires sombres y étaient amarrés. Sortant sa longue-vue, Caine fit le point sur les lieux. Alors qu’ils passaient à l’intérieur des hauts murs de chaque côté, Caine put voir à quel point Merywyn était une forteresse depuis le fleuve. Les hauts murs se dressant devant lui étaient assez solide, avec des remparts occupés et des batteries de canon capables d’arrêter n’importe quel navire. Pourtant, juste au-delà des redoutables murs, les complexes pics et flèches qu’il avait aperçus la nuit précédente apparaissaient.

Il ne leur restait plus qu’à franchir le port et ils y seraient. Un grand quai abrité se rapprochait rempli de tonneaux et de fournitures. C’était là que Caine devait aller. Il repéra un coin où leur bateau pourrait facilement se cacher, et à côté, des hangars de stockage assez grand pour accueillir un warjack.

Oui, cela devrait suffire.

Alors, pourquoi avait-il l’impression que quelque chose n’allait pas ? Alors qu’ils se trouvaient au centre du port, Caine sentit à nouveau cette odeur de brûlé provenant de l’aval du fleuve. Il regarda autour de lui avec un sentiment de malaise croissant. Ce n’était ni le bateau, ni la bâche dont Ace s’était débarrassé. Ce ne fut que lorsque le monde reprit ses teintes normales qu’il réalisa d’où provenait l’odeur.

C’était le parapluie lui-même.

Une fumée blanche âcre sortait de l’appareil arcanique. L’odeur lui brûlait la gorge et les yeux de Caine s’écarquillèrent d’inquiétude. Ici, en plein centre du port, le parapluie avait lâché. Il n’eut pas le temps de se demander ce qui s’était passé. La soudaine apparition de son bateau, et avec lui en engin de guerre roué, à la vue des sentinelles de Llael, eut des conséquences immédiates.

Les alarmes retentirent, faisant sonner les cloches de tous les côtés. Quelques instants plus tard, on entendit le grincement des canons et des mortiers transportés dans leurs affûts. Des cris de colère résonnèrent sur l’eau, et les marins sur les quais s’arrêtèrent pour contempler le spectacle.

Non ! Pas si près !

Caine enfonça sa perche, encore et encore, pour avancer. Il y avait une rangée de bateaux amarrés à seulement une centaine de verges devant, et au-delà l’entrée des égouts.

Le premier mortier fut projeté dans les cieux dans un éclair de tonnerre qui illumina le port telle un feu d’artifice. L’instant d’après, il s’abattit en hurlant pour frapper l’eau juste à tribord de Caine. Alors qu’il explosait dans les profondeurs troubles, l’eau l’éclaboussa et le sillage éclaboussa sa petite embarcation.

Il continua néanmoins à avancer, affolé.

Le second mortier frappa quelques instants après, explosant dans l’eau juste à bâbord, plus près d’une verge. C’était une course perdue et il le savait. Il restait trop de verges à parcourir et il était complètement exposé. Quelque chose devait céder. En désespoir de cause, il poussa sur la tête d’Ace. Il attira l’attention des warjacks sur les remparts et trouva le canon le plus proche de la batterie. Ce n’était pas gagné d’avance. Bien au-delà de la considérable portée de Longue-arme.

Si seulement il pouvait l’aider à poursuivre son chemin…

Sous l’impulsion de Caine, Ace tira avec Longue-arme dans un bruit de tonnerre. Un obus perforant monta en hurlant jusqu’aux remparts. Tout comme il l’avait fait il y a longtemps en tant que mage balisticien, Caine essaya d’exercer sa volonté sur l’obus alors qu’il filait vers l’avant. Il s’efforça de la pousser plus loin, plus loin, plus loin, assez loin pour qu’il heurte l’arme qui l’alignait maintenant pour un troisième tir. L’obus décrivit un arc de cercles vers le grand canon en fer se concentrant sur sa position…

… et manqua de justesse.

Même pour Caine, il était hors de portée. En réponse, un autre mortier de la batterie cracha, envoyant une autre mort sifflante dans sa direction. Puis un autre. Dans l’eau, les obus se rapprochaient et la petite embarcation se balançait dans leur sillage.

Caine était déterminé. Il devait réessayer. Il regarda une fois de plus à travers les yeux d’Ace et leva la Longue-arme.

Caine flottait en apesanteur dans un noir d’encre.

Il tomba en arrière, éperdument projeté depuis la fenêtre d’Ace sur le monde. Il le perdit de vue, jusqu’à ce qu’il reprenne le contrôle et se retourne pour lui faire face.

Que se passait-il ici ?

Était-il en train de perdre son lien avec le warjack ? Il s’élança pour regagner la fenêtre. Il n’avait pas de temps à perdre! Le spectre qui représentait Ace apparut rapidement devant lui. L’ombre qui était devenue celle de Caine ne le laissait pas passer. Elle le bloqua, comme elle l’avait fait auparavant. Cette fois, cependant, l’ombre ne jouait pas. Caine se battit pour passer, mais l’ombre se heurta à lui, volonté contre volonté. Il se passait quelque chose dans la réalité. Il ne pouvait pas poursuivre ce combat, il devait…

Caine fut éjecté de la tête du warjack rebelle et se retrouva pris dans une poigne de fer. Ace le tenait pas la peau du cou et il avait du mal à respirer. Que se passait-il ? Ace était-il si gravement endommagé depuis la nuit précédente ? D’un simple mouvement de poignet, Ace projeta Caine par-dessus bord. Cane n’eut pas le temps de crier. Le projectile hurlant, finalement, convergea vers un coup direct, étouffant sa voix.

Dans un éclair de flammes, le doris et tout ce qu’il contenait explosa telle du bois d’allumette.

Caine fut ballotté dans l’eau, les sens bouleversés. Au-dessus de lui, la scène se jouait dans des dimensions déformées et des sons distordus. L’épave d’Ace commença à couler, tandis que des morceaux du bateau, pas plus gros que des cure-dents, brûlaient sur l’eau. Alors que des bulles s’échappaient de ses lèvres, Caine secoua la tête sous le choc.

Ace n’avait pas perdu le contrôle. Il avait seulement voulu le sauver de son propre entêtement.

En supposant, bien sûr, qu’il ait survécu. Le problème de l’armure de warcaster était qu’elle n’était pas conçue pour l’eau. Elle pesait sur lui comme si on lui avait attaché un sac de pierre aux chevilles, et il s’enfonça dans la boue. Il lutta en vain pour nager, tandis qu’au-dessus de lui la lumière du navire en flammes s’éteignait.

Mais là ! Une chaîne dans l’eau !

Caine l’attrapa, ses poumons étaient en feu. Elle était attachée à une bouée tout près de l’endroit où son embarcation avait été touchée. Il la saisit et grimpa, main après main jusqu’à ce qu’il pense qu’il allait s’évanouir.

Sa tête émergea sous un morceau de bois brisé et il prit une profonde respiration en haletant. Des hommes couraient le long des quais, pointant du doigt ce qui restait de son bateau.

Scrutant les quais juste hors de portée, il réfléchit à ce qu’il allait faire. Il n’avait rien, pas de couverture, pas de surface solide sur lequel se téléporter, il allait donc devoir nager au moins quelques brasses. Pire encore, avec tous les regards tournés dans sa direction et rien d’autre que de l’eau libre autour de lui, il devrait rester sous l’eau pour éviter d’être vu.

Là.

Caine aperçut une rangée de sloop, leurs ancres levées pour la nuit. S’il parvenait à arriver jusque-là, il devrait pouvoir se diriger vers la grille d’égout proche du quai. Craignant que la majeure partie de son armure ne gâche toute chance de nager, il se débarrassa à la hâte de ce qu’il pouvait. Toujours accroché à la bouée, il desserra les épaulettes et les protège-tibias et les regarda disparaître dans les profondeurs. Prenant une profonde inspiration, il s’arma de courage avant de replonger sous la surface.

Quand enfin sa tête refit surface, il se trouvait dans l’ombre d’un sloop. S’agrippant à celui-ci, il reprit son souffle. Il s’attarda un moment, ne pouvait que ruminer tandis que les hommes le long des quais s’émerveillaient du désordre qu’il avait laissé derrière lui.

* * *

« Tu aurais dû être là hier soir. Cela aurait été beaucoup plus facile ». L’homme nommé Keel secoua lentement la tête. La cadence de ses paroles, prononcées avec un fort accent llaelais, paraissait laid à Caine. L’homme n’était pas non plus joli à regarder. Un sourire sardonique éclata sur son visage alors qu’il tenait une chope de bière. Ses dents étaient croches et couvertes de ce qu’il avait mangé au dîner. Il passa sa langue dessus, avant de prendre une gorgée du breuvage.

Caine prit le dessus sur son tempérament. Il crispa sa mâchoire, ne répliquant pas face à cette remarque désinvolte. Le fait que cet informateur ne lui ait encore fourni aucun renseignement n’y était peut-être pas étranger. Depuis son siège dans l’exiguë taverne, il but une gorgée à son propre verre.

S’il pouvait affirmer sans risque de se tromper qu’il avait immédiatement pris en grippe l’ignoble homme se trouvant devant lui, il était tout simplement énervé. La cape de vagabond dont il s’était couvert sentait les égouts et ses bottes étaient encore sales à cause de la baignade. Le générateur arcanomékanique situé à l’arrière de son armure était gorgé d’eau et était tombé en panne deux fois sur le chemin. Il s’agissait bien sûr de choses mineures. Le désastre de la nuit précédente lui avait laissé du sang sur ses mains et des effets persistants. Mais ce n’était pas tout, il le savait.

Et puis, il avait eu ce truc avec Ace.

Il ne pouvait pas se défaire de l’étrange acte de loyauté du warjack, ni du sentiment qu’il avait fait naître dans ses tripes. En un mot, la culpabilité. Mais… à cause d’un warjack ? Il inspira. Il y avait bien plus que cela. Il n’en avait jamais perdu auparavant. Le lien dans sa tête avait disparu, et c’était horrible. D’une étrange manière, Ace avait l’impression d’avoir un trou dans la mâchoire à la place d’une dent. Sauf que maintenant, il ne pouvait s’empêcher de place sa langue à cet endroit, et à chaque fois qu’il le faisait, le nerf s’enflammait.

« Il n’a pas été facile de vous atteindre… » Admit-il avec difficulté à travers la table.

L’informateur explora insoucieusement sa bouche avec un cure-dent. « Rynnard a jugé bon de nous faire place sous la loi martiale depuis quelques mois. Non pas qu’ils l’appellent ainsi, non ! C’est un peu irritant, c’est sûr ».

Caine le dévisagea.

« Alors, qu’avez-vous à me proposer ? »

Kreel inspira entre ses dents, puis regarda autour de lui d’un air conspirateur.

« Eh bien, il est toujours là. C’est votre chance. Il quitte la ville demain, ‘pour les affaires du roi’. Ce soir ? Histoire différente. Grosse cargaison d’or dans le Cygnar. Du moins, c’est que qu’informe un p’tit coup d’oeil à son grand livre. Avec deux fois plus de protection que d’habitude ».

Caine renifla. Très bien, pensa-t-il. J’ai bien besoin d’un bon combat en ce moment. « À quoi je dois m’attendre exactement ? »

« Je ne sais pas. Il a engagé McCoy depuis deux mois. Trollkin. Videur dans une maison de jeu chic, dans le quartier nord. Il travaille en free-lance avec Thaddeus. À l’épreuve des balles, d’après ce que j’ai entendu dire. On ne peut pas le tuer, et ceux qui ont essayé sont cannés maintenant Il a aussi un nouveau gars. Je ne le connais pas. Pas du coin. Un as du tir de précision, à ce que j’entends. Il s’appelle Zeke.

Caine se frotta le menton. « Ça se passe où ? »

Kreel lui tendit un bout de papier sur lequel était griffonnée une adresse.

« Côté ouest. Quartier des conserveries. Sois prudent. C’est le plus gros que l’on puisse trouver. Peut-être a-t-il l’intention d’en finir avec vos nobles maintenant ? »

Caine aborda cette question. « Et que savez-vous réellement de cette ‘chose’ ? »

Kreel haussa les épaules, sortant un morceau de viande avec son cure-dent. « Au-delà de ce que j’ai dit à ton patron, qui sait ? Thaddeus a toujours été réglo, alors je ne comprends pas pourquoi il joue à ce jeu. Mais son registre ne ment pas. Quelle que soit sa raison, il s’est donné beaucoup de mal pour brouiller les pistes. Je n’ai jamais plus que jeter un coup d’oeil, dans son dos. Ça ? J’ai vu. Paiement prévu pour plus d’une douzaine de vos nobles. Quoi qu’ils manigancent, ça va arriver… bientôt ». Alors qu’il soulignait son dernier point, un autre morceau de viande fut délogé de ses dents croches, atterrissant sur la table entre eux.

Caine fronça les sourcils, les bras croisés. « Comment se fait-l que vous en sachiez autant sur lui ? »

« C’est mon frère ». Kreel sourit de façon très désagréable.

Caine se rassit en secouant la tête. « Ech ! Vous savez que je dois le tuer, n’est-ce pas ? » Kreel hocha la tête, souriant toujours.

« C’est le marché », dit-il avec désinvolture, jetant un regard en coin à la barmaid passant. Remarquant la mine renfrognée de Caine, il poursuivit. « C’est le fils aîné. Notre père ? Il est riche, mais il n’en a plus pour longtemps. Il a toujours préféré Thaddeus. Ce salaud lui laissera tout ce qu’il a, même s’il sait que… j’ai des dettes », termina Kreel en sirotant son verre tout en regardant attentivement Caine par par-dessus le bord de sa chope. « Quand j’ai compris que Thaddeus préparait quelque chose, j’ai saisi ma chance ».

Caine se leva avec dégoût. « Et moi qui pensais que ma famille avait des problèmes ».

Kreel sortit son cure-dent et le pointa vers Caine. « Assure-toi que le corps soit retrouvé. S’il disparaît, cela compliquera les choses avec les avocats ».

« Se tournant pour partir, Caine ne prit pas la peine de regarder l’homme.

« Ouais, je m’en occupe ».

* * *

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Année bissextile, jour des grenouilles

Le mot du jour est « Fraw ». Découvrez ci-dessous tout ce qui concerne le plus célèbre Croak-Taureau dans Fire Tongue Warriors Insider ! Et attendez la seconde partie de cet article le mardi 29 février 2028 !

Guerriers à la Langue en Feu

Peu de personnes dans les Royaumes d’Acier savent que les Croaks ayant élu domicile dans les marais orientaux ne sont qu’une des nombreuses races de leur espèce. Au sein des Îles de l’Échines Brisée, à l’est, on trouve des dizaines d’espèces différentes. Parmi les plus robustes physiquement figure les Croaks-Taureau, un sous-groupe de croaks connus pour leurs prouesses physiques.

Les Croaks-Taureau ne sont pas communs dans l’Immoren occidental en raison de leurs prouesses au combat. Tandis que d’autres croaks ont été pris comme esclaves par l’Empire Skorne et amenés en occident, les Croaks-Taureau ont réussi à repousser les esclavagistes à maintes reprises. Plutôt que de sacrifier leurs vies, les skornes ont silencieusement accepté de laisser tranquilles les îles habitées par les Croaks-Taureau, préférant prendre leurs captifs auprès d’autres tribus plus facile à capturer.

Aux yeux des occidentaux, le mode de guerre des Croaks-Taureau semble n’être dictée que par la sauvagerie tribales, mais c’est loin d’être vrai. Ils abordent le combat à travers un ensemble hautement ritualisé de lois tribales et de tabous culturels. Ils cherchent rarement à éradiquer un ennemi, mais plutôt à obtenir la réparation d’un tort ou à organiser un coup d’état contre un ennemi/ Cette période est néanmoins marquée par des combats sanglants et brutaux, et ceux qui affrontent les Croaks-Taureau ne sont pas prêts d’oublier cette expérience.



Les plus grands guerriers parmi les Croaks-Taureau sont les Guerriers à la Langue en Feu, dont on dit qu’ils descendent du héros Frawb, qui fut le premier croak à apprivoiser le feu.

Les trollkin des Kriels du Sud rencontrèrent les Langues en Feu peu de temps après s’être installés en Alchiere. Le sous-continent est un terrain de chasse traditionnel des Langues en Feu depuis des siècles. Les groupes de chasseurs quittent leurs îles en pirogue pour prélever l’abondant gibier et la générosité naturelle que les jungles d’Alchiere ont à offrir. La rencontre de ces deux cultures fut inattendue, et au départ, il y eut des tensions entre elles. Les Langues en Feu ont eu des rencontres limitées avec des cultures autres que les skorne, qu’ils ont chassés de leurs îles, et soupçonnent les trollkin d’avoir la même tendance, mais les soins de la part des dirigeants des Kriels du Sud ont permis à un respect mutuel de s’épanouir.

Cracheurs de Feu

Les îles habitées par les tribus Croaks-Taureau  sont riches en gisements de schiste bitumineux. Les Langues en Feu distillent un puissant naphte à partir du schiste, qu’ils emploient à la fois dans leurs rituels et dans leurs guerres. Les cracheurs de feu sont des membres désignés d’une tribu exécutant d’élaborées danses du feu les jours d’importance religieuse, mais ils sont également la base d’un groupe de guerre de la Langue en Feu. Portant sur leur dos des réservoirs en bois sculpté, les cracheurs de feu utilisent leur longue langue préhensible pour récupérer des boules de naphtes qu’ils lancent à travers les torches qu’ils transportent, enflammant les projectiles sur leur chemin vers une cible.



Chamans de la Langue en Feu

Menant les cracheurs de feu dans des danses rituelles, les chamans de la Langue en Feu maîtrisent la puissante magie des croaks. Chaque chaman porte un masque Te représentant Frawb, l’ancêtre des Croaks-Taureau, considéré comme le premier des croaks jamais créé. Chaque masque représente une étape différente de la vie de Frawb, depuis sa création jusqu’à son apprivoisement du feu, sa création du canoë et ses voyages dans les Îles de l’Échine Brisée pour fonder chacune des tribus Croak-Taureau originales.

Chaque masque Te est une relique sacrée, transmise de génération en génération. Les Croaks-Taureau pensent qu’une partie de l’esprit de chaque porteur est conservée dans le masque du chaman, ce qui en fait une gestalt des centaines d’âmes qui l’ont portent lors de rituels et de combats. Les chamans parlent aux esprits de leurs Te et leur requièrent pour obtenir la sagesse, tout comme la tribu se tourner vers le chaman.

Gardiens du Feu

Au coeur de chaque village de Langue en Feu se trouvant un grand gardien du feu, un totem en pierre que la tribu conserve enflammé jour et nuit. Les chamans accomplissent cérémonieusement le réservoir du gardien du feu dans le cadre de leurs fonctions sacrées, car les flammes que le gardien protège sont censées avoir été allumées par le héros Frawb lorsqu’il a visité leur île pour la première fois.



La flamme sacrée est au coeur de la vie de la Langue en Feu. Chaque torche et feu de cuisine du village sont tirés de cette flamme, tout comme les flammes des guerriers de la tribu. Il relie à la fois symboliquement et littéralement les membres de la tribu. Chaque fois que les Langues en Feu établisse un nouveau village ou visitent une nouvelle terre, l’un des chamans de la tribu est censé construire un gardien du feu. La flamme est transportée sur l’eau dans des canoës sacrés dont l’équipage est composé des membres les plus prestigieux de la tribu.

La significations rituelle d’un gardien du feu lui confère une sorte d’énergie arcanique résonnante, ce qui n’est pas sans rappeler les pierres de kriel des trollkin. Les gardiens du feu ayant été employé au cours de rituel pendant des générations commandent leurs propres puissanes énergies, pouvant gêner les ennemis des Langues en Feu au combat. Les groupes de guerre amènent parfois un gardien du feu sur le champ de bataille, car le soutien arcanique qu’il offre dépasse de loin la difficulté d’en transporter un – tout en maintenant sa flamme allumée, qui plus est.



La construction d’un gardien du feu à la forteresse de Tolok a été supervisée par Mawga’Bawza, cimentant l’alliance entre les trollkin méridionaux et leurs nouveaux alliés.

L’Art de la Guerre (Danse)

La guerre menées par les Croaks-Taureau sont empreintes de rituels. La nuit précédant le départ d’une groupe de guerriers dans leurs canoës, il se tourne vers la cadeau de Frawb, la flamme. Les guerriers dansent autour des gardiens du feu de la tribu. En commençant par les chamanes, chaque membre du groupe de guerre enflamme son arme à partir de la flamme commune. Les membres de l’équipe de guerre de la Langue en Feu doivent garder leurs armes allumées pendant ce rituel jusqu’à la fin de la bataille. Permettre à un guerrier d’éteindre son feu est une souillure sur un guerrier, et cela est souvent fait parmi les tribus rivales des Langue en Feu pour faire honte à leurs guerriers.



L’extinction de la flamme n’est acceptable que pour indiquer la cessation des hostilités. Le chef de guerre Bagadibawm éteignit ses flammes aux pieds du Chef Madrak Cuirdefer en 614 AR pour mettre fin à la brève hostilité entre leurs peuples.

Source

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Caine se réveilla seul dans sa chambre. On frappait avec insistance à la porte. La lumière du soleil du matin pénétrait par l’interstice de l’épaisse draperie de velours, le frappant dans les yeux alors qu’il remuait.

Gerdie, si c’est toi, il vaudrait mieux que ce soit pour une bonne raison », grommela-t-il.

« Je suis désolé de vous déranger, monsieur. Le baron insiste pour que vous soyez présent au petit déjeuner. Il insiste, monsieur ! » plaida un domestique anonyme de l’autre côté de la porte. Caine regarda d’un air penaud l’espace vide qui avait été laissé sur le matelas et enchevêtrement de draps à ses pieds. Il secoua la tête.

« Ech. Dites-lui que j’arrive », soupira Caine.

* * *

« Comment osez-vous, monsieur ! Comment osez-vous ! », s’écria le baron en frappant la table pour mieux insister. Sa moustache raide s’agitait sur son visage, son expression livide. Un serviteur à ses côtés se pencha pour verser du jus, mais le baron lui fit signe de s’éloigner.

« Je vous assure que ce n’était pas mon idée, baron », répondit Caine en prenant la tasse de café fumant qu’on lui tendait et en se frottant une tempe. Il n’était pas sûr de vouloir entendre la réponse. Il évitait de regarder la baronne, même si, de son côté, elle semblait se contenter de cueillir délicatement des fruits dans un bol de fruits devant elle. Elle était radieuse dans une robe de velours d’un vert profond.

« Vous voulez me faire croire que vous n’êtes pas responsable ici ?! »

Caine haussa un sourcil et observa son café.

« Je ne suis pas sûr de comprendre… »

« Ces incessantes escortes, monsieur ! Je ne suis pas prisonnier et mes actes ne sont pas suspects ! Vos hommes suivent chacun de mes pas au-delà des portes. Ils refusent de me laisser tranquille. Ils prétendent toujours agir sur vos ordres. Je vous le dis maintenant, monsieur, ça va s’arrêter ! »

Caine posa son café, sur le point de présenter sa défense lorsqu’il réalisa ce que le baron avait dit. De sa place à table, la baronne plaça une serviette sur ses genoux et lui sourit gentiment.

Prenant une inspiration il recommença. « Baron, nous sommes seulement là pour vous protéger. Jusqu’à ce que… »

Cela. Va. S’arrêter », répéta le baron.

« N’y a-t-il rien d’autre que je puisse offrir ici ? Demanda timidement la baronne, une fraise s’attardant sur sa lèvre pendant qu’elle parlait. Caine cligna des yeux puis jeta un coup d’oeil sur le regard noir de son mari. Il s’aperçut qu’il était sur le point de rire. Alarmé, il l’étouffa avec une quinte de toux improvisée.

« Je… kaff… je n’ai pas d’appétit pour le moment, madame. Peut-être… kaff… plus tard. Caine se frappa la poitrine, les yeux larmoyants.

« Notre cuisine vous est toujours ouverte, capitaine. S’il vous plaît, profitez-en comme vous le souhaitez. Elle sourit en avalant sa fraise.

Le baron fronça les sourcils, impatient. « Par pitié, Sarah ! C’est un adulte et il peut profiter de votre garde-manger quand il le souhaite ! Maintenant, capitaine. Votre parole. Je l’aurai ! »

« Concernant ? » gloussa Caine, essayant de se concentrer à nouveau.

« Les escortes, monsieur ! » grogna le baron.

« Je n’ai pas… oh… c’est vrai. Il n’y aura plus d’escortes. Vous avez ma parole ».

Le repas fut interrompu par l’irruption de Gerdie dans la salle à manger. Faisant un signe de tête au baron et à la baronne, l’adjudant de Caine arriva à bout de souffle à ses côtés.

« Monsieur, les rangers sont revenus d’une patrouille nocturne. Ils ont trouvé un camp de mercenaires ». murmura-t-il à l’oreille de Caine, observant le visage rougi du baron avec un sourire bienveillant. Caine acquiesça, jetant sa serviette sur son assiette.

« Je vais prendre congé maintenant, baron. Il semble que nous ayons un… développement ».

Il repoussa sa chaise et se leva. Alors que lui et son adjudant se dirigeait vers la porte, Gerdie jeta un coup d’oeil par-dessus son épaule en direction du noble en colère. « Monsieur, vous ai-je bien
entendu ? Nous devons mettre fin à la surveillance de Malsham ? »

Caine sourit cruellement en secouant la tête. « Non, mais nous manquerons pas de lui faire croier que nous l’avons fait ».

* * *

Sur le surdimensionné établi en bois de la remise, les sergents de Caine étaient rassemblés en demi-cercle, les bras croisés et le visage sévère. Le sergent Reevan, toujours en tenue de camouflage, s’approcha du banc, après quoi une grande carte fut déployée. Traînant un doigt du domaine du baron vers le marais de Brillig, il tapota une référence de grille.

« Les mercenaires sont là, monsieur. Ils sont enfouis aussi profondément qu’une tique, c’est certain. Nous sommes passés par là auparavant et nous avons manqué, c’est vrai. Ils se font aussi discrets qu’un groupe de cette taille puisse l’être.

« À quoi avons-nous affaire ? » Caine se grattait le menton et regardait la carte. Il vit que le camp n’était qu’à quelques heures de marche à l’est du domaine, au mieux, et assez proche du Fleuve Noir pour se redéployer rapidement s’ils le souhaitent.

« Je ne suis pas sûr de l’affiliation, mais il s’agit bien de mercenaire. Un bon nombre d’entre eux. Disons, une compagnie en sous-effectif. Je compte deux, peut-être Mules prêtes à partir, et quelques autres sur le banc. Fusiliers, piquiers, les suspects habituels, et bien approvisionnés, c’est certain. Je n’ai pas vu leur chef ». Un faible murmure parcouru parmi les sergents tandis qu’ils examinaient le rapport de Reevan. Aucun d’entre eux n’avait manqué de remarquer qu’ils étaient en infériorité numérique.

« Vos ordres, monsieur ? » demanda Gerdie en levant les yeux de la carte, l’expression sobre.

« Je pense que nous devrions leur rendre visite ce soir ».

Les officiers le fixaient depuis l’autre côté de la table.

« Répétez, monsieur ? » demanda Gerdie.

« Juste moi et les rangers. Le reste d’entre vous reste en retrait, pour l’instant. Je ne veux pas de combat. Je veux juste voir ce qu’ils pourraient donner en négociant ».

« N’est-ce pas risqué, monsieur ? »

Caine haussa les épaules. « Doucement, Gerdie. Tu vas découvrir que j’ai toujours un atout dans ma manche ».

* * *

Dans l’ombre de l’écurie, quelque chose bougea. Quelque chose d’énorme. Elle soufflait de la vapeur et chuchotait avec un grincement de fer. Caine vit les braises de ses yeux le fixer alors qu’il entrait et sourit. Le mékanicien le plus âgé, Ewan, s’agitait sur son banc, fatigué, mais travaillant avec acharnement sur le châssis d’un avant-bas métallique. Aidé par deux de ses gobbers, il mettait en place un collecteur sur le membre. Au bruit des pas de Caine, le mékanicien se retourna. Faisant glisser ses lunettes sur le sommet de son crâne chauve, il révéla de lourdes poches sous ses yeux.

« C’est prêt, Ewan ? » demanda Caine, un pouce en direction de la carcasse dans l’ombre.

Le mékanicien essuya la suie de sa joue et passa le bras à ses gobbers. Ceux-ci commencèrent à alimenter en munitions le canon monté sur la coque dans l’ombre. Ewan le regarda puis le retourna vers Caine avec un signe de tête.

« Oui, monsieur. C’est un objet rare, celui-là ».

Le mékanicien appela l’ombre aux yeux rouges, et elle répondit avec un sifflement de vapeur. Dans la lumière de la lampe baissée, il fit son premier pas. Puis un autre. La bosse dans son dos métallique grossissait la tête et les épaules par-dessus Caine, même si ses yeux rouges étaient à sa hauteur. Il siffla de la vapeur par ses évents et s’arrêta avec précaution. Il tenait une hache avec son bras nouvellement attaché, tandis que l’autre était un canon long d’un modèle que Caine n’avait jamais vu. La silhouette élancée de cette bête lui étaient d’ailleurs totalement inconnus. Conformément à la nature secrète de la mission de Caine, elle avait été peinte d’un noir terne et l’insigne traditionnel de Cygnar était absent de ses épaulettes. Le menton pointu de son visage donnait l’apparence d’un oiseau de proie, si seulement il avait été doté d’ailes métalliques assorties.

À la base de l’unique cheminée située à l’arrière, une sorte de dispositif arcanique avait été monté. En apparence, il était similaire aux arcs nodaux dont certains warjacks étaient équipés, ceux-ci étant des mékaniques dérivées pour augmenter la sorcellerie du warcaster qui le
contrôlait. Cet appareil n’était pas tout à fait le même. Caine le regarda perplexe.

« Ils l’appellent le parapluie », déclara Ewan.

Caine pencha la tête, jetant un coup d’oeil au mékano.

« Enclenchez-le, et vous verrez que cette imposante chose disparaîtra presque. Approchez-vous suffisamment, et le parapluie vous protégera également. C’est une protection pratique contre les regards indiscrets, c’et ce qu’on m’a dit. Ce sera le premier essai sur le terrain », gloussa le mékanicien, à la grande consternation de Caine. « Comme on vous l’a peut-être dit, cette arme s’appelle une Longue-arme. Il peut percer un trou dans une plaque de fer de dix centimètres d’épaisseur à une distance équivalent à celle de deux locomotives mises bout à bout ».
Caine siffla en signe d’appréciation.

Souriant, Exan jeta son chiffon. « J’ai pensé que vous aimeriez ça. Alors, vous êtes prêt ? »

Caine hocha la tête et inspira. L’empreinte d’un warjack permettait d’établir un lien mental entre le warcaster et la machine. C’était aussi une épreuve. Imprégner un ‘jack, c’était voir à travers ses yeux et ressentir ses pensées. Aussi simples que de telles pensées puissent être, étant donné qu’elles n’étaient qu’un fac-similé basique et ensorcelée d’une conscience, certains warjacks présentaient une personnalité plus forte que d’autres. Cela pouvait être accablant. Caine en était venu à voir cela comme monter un cheval inconnu ; on ne savait jamais à quoi s’attendre, et se faire repousser n’était exclu.

Ewan s’approcha de la bête métallique et la mit à genoux avec al poignée d’accès près de son cou. Les yeux brillants ne s’éloignèrent pas de Caine alors qu’Ewan tirait, mais la machine ne résista pas non plus. Alors qu’il ouvrait l’épaulière, le mékanicien passa la main pour déverrouiller un verrou intérieur. Dans de la chambre blindée qu’il avait ouverte, Caine s’aperçut un orbe d’acier trempé. Connu sous le nom de cortex, il s’agissait de l’esprit de la bête. À l’intérieur, il l’attendait. Caine tendit son esprit et posa la main…

Sombre. Froid. Néant. Caine se retrouva à flotter dans le vide. Il tourna sur lui-même par sa seule volonté, jetant des coups d’oeil d’un côté à l’autre.



Un point lumineux singulier. Il donna un coup de pied pour se stabiliser, s’efforçant de garder la lumière en vue. Lentement, il s’avança. Alors qu’il s’approchait de la lumière, il perçut les ténèbres se concentrer autour de lui. Une convergence de volonté pure dans le non-espace commença à se former, telle de la fumée, découpée par la croissante lumière devant lui. La forme commença à prendre l’aspect d’un homme. Il vit qu’elle allait jusqu’à imiter son vêtement, jusqu’à ce qu’elle devienne le miroir de sa propre ombre.

Il força l’ombre à lui céder la lumière. Elle ne le fit pas. Il sentit de la défiance, ou peut-être de la curiosité ? L’ombre le mettait-elle à l’épreuve ? L’ombre était si audacieuse, même qu’elle refusa. La forme éthérée de Caine s’enfonça et lutta pour avancer. Une fois de plus, l’ombre résista, le gardant à l’écart de la lumière. La volonté était son seul muscle ici, et avec tout ce qu’il avait, il s’élança. Il bondit en avant, se préparant à l’impact. Au lieu de cela, l’ombre disparut. Il s’écrasa contre la lumière, surpris.

La lumière était en fait une fenêtre flottant dans le néant de cet endroit. Il la contempla et vit Ewan. Là, debout devant la fenêtre sur un lit de paille, le vieil homme l’observait, les mains sur les hanches, alors que lui-même était hors de vue. L’homme lui paraissait étranger, une caricature étrange, de travers et déformée. Avec effort, il fit pivoter la vue de la fenêtre jusqu’à ce qu’il puisse voir son propre corps. Sous la fenêtre, son bras dépassait la ligne de mire. Il vit son propre visage déformé par l’effort. Il essaya de se concentrer dessus… jusqu’à ce que…

Caine cligna les yeux. Il regarda le mékano, les yeux écarquillés.

« Celui-ci est plein de malice », dit-il, essoufflé, et il retira sa main de la chambre du cortex. Fixant ses lunettes sur joues noires de suie, Ewan tapota la bête en métal et ferma la trappe.

« D’accord. Il a un nom, alors ? »

Caine acquiesça.

« Ace ».

* * *

Alors que le soleil parcourait un ciel sans nuage, une brise fraîche soufflait du lac. Caine laissa sa veste ouverte à la fraîcheur, tandis que la sueur ruisselait sur son front. Reevan et son équipe avançaient telles des ombres rapides comme le vent sur le terrain accidenté. Ace trottinait derrière lui d’une démarche proche de celle d’un primate, taillant parfois les broussailles avec sa large hache. La cheminée du warjack crachait de temps à autre une fumée noire et fuligineuse, seul signe que le bête s’efforçait de suivre le rythme. Caine s’émerveillait de voir quelque chose d’aussi grand se déplacer d’une manière si étrangement silencieuse.

Devant lui, d’un geste de la main Reevan fit signe de s’arrêter et se retourna pour observer la progression de Caine. Il l’avait fait à plusieurs reprises, et s’il ne s’était ni plaint ni réprimandé Caine, il avait à chaque fois accueilli Caine avec un sourire narquois qui en disait long. Il était temps d’équilibrer les choses. Exploitant son pouvoir inné, l’espace se plia autour de lui à mi-parcours, et il apparut cette fois devant le sergent qui l’attendait. Achevant sa foulée, il jeta un coup d’oeil à Reevan. Le sergent ranger, cependant, lui rendit son sourire narquois en fronçant les sourcils et lui fit signe de revenir.

« Nous sommes ici, monsieur », prononça Reevan à voix basse, tandis que Caine reculait. Il désigna une clairière dans les arbres à leur droite. Caine se tourna vers son nouveau warjack et lui ordonna de rester en retrait. Ace obéit, se faufilant dans un bosquet d’arbres. Une fois à l’intérieur, il disparut complètement.

« Vous et vos hommes, restez sur place. Je veux parler seul à leur chef. S’ils sont effrayés, je ne devrais pas avoir de difficulté à m’en sortir, mais n’hésitez pas à me couvrir. Cela vaut aussi pour toi, pensa-t-il à Ace. Le bête de métal acquiesça en chambrant silencieusement un projectile dans la culasse de Longue-arme.

Caine regarda par-dessus l’épaule de Reevan, voyant le camp de mercenaires pour la première fois. Les mercenaires étaient bien disciplinés et déterminés à rester cacher. L’absence de feux de camp et de bruyantes discussions entre les hommes, comme c’est le cas dans une armée bien campée. Ces hommes se déplaçaient en silence, munis de lanternes sourdes. La lumière était perçue qu’occasionnellement, lorsque les rabats des tentes s’ouvraient momentanément, au gré des allées et venues de leurs occupants.

Dans cette cachette, Caine s’avança, l’arme dans son étui. Avec une respiration, il s’arrêta et ferma les yeux. Il écouta. Il pouvait entendre les pas des soldats allant et venant ou qui parlaient dans leurs tentes. Ouvrant à nouveau les yeux, il regarda la lumière pâle de la lumière de la lune sur une rangée de tentes. Avançant prudemment afin d’éviter les brindilles, il suivit la rangée. Là, au bout de la rangée, une tente plus grande parmi les autres. Sûrement les quartiers du commandant.

En se rapprochant, il entendit une conversation animée à l’intérieur. Un homme et une femme se disputaient. Il fit une pause, écoutant.

« ...aujourd’hui encore, il ne vient pas. Nous devrions envisager... » Le voix de la femme semblait fatiguée.

« Quoi ? Vous voulez que nous partions, Lily ? » répondit l’homme, sa voix épaisse, avec un accent caspien.

« Cela fait maintenant une semaine que nous ne percevons plus de salaire, père. Les hommes sont de plus en plus agités d’heure en heure. S’il ne vient pas à nous, pourquoi ne pas aller à lui ? »

« Tu sais bien que cela va à l’encontre des termes du contrat… »

« Père », supplia la voix de la femme. C’est un contrat qu’il a déjà rompu. Laissez-le renégocier à… attendez… c’est… ? »

« Discutons-en plus tard. J’ai envoyé chercher Luthor. Il s’approche, c’est le plus plausible ».
Caine entendit des pas à proximité. Il remarqua des ombres se déplacer au clair de lune, une patrouille en approche. Tant pis pour ça, pensa-t-il. Il sortit de l’ombre en entendant le dernier des soldats passer.

« salut ! » cria-t-il

Les hommes se retournèrent, cherchant leurs fusils. Caine leur fit signe de s’arrêter.

« Doucement. Je veux juste parler au responsable ».

* * *

« Que voulez-vous exactement, capitaine ? » demanda le jeune commandant. Ils se trouvaient dans la clairière juste à l’extérieur de sa grande tente, ses grands rabats ayant été repliés pour projeter de longues ombres. Elle se tenait devant lui, vêtue d’une armure unique, et sirotait un café fumant dans une tasse en fer-blanc. Son armure était recouverte d’une vaste armature se terminant par d’étranges griffes aux pieds. À la façon dont elle était sortie de la tente, en boitant, Caine se demandait si les armatures ne servaient pas à compenser des membres manquants. Quoi qu’il en soit, il approuva ce qu’il voyait d’elle. De longs cheveux blonds, noués en tresses, et des yeux bleus perçants qui le regardaient tel un faucon. Même la cicatrice qui courait du menton au cuir chevelu avait un certain attrait. Il se demanda à quoi pouvait ressembler un sourire sur ce visage. Il n’y voyait qu’une exaspération lasse.

« Une chose simple, vraiment. Je veux que vous me disiez ce que vous faites ici, Commandant Von Baum, n’est-ce pas. », dit Caine d’un ton léger, un sourire ironique sur le visage.

La femme soupira. Un homme fatigué, mais formidable sortit de la tente, lui aussi un café à la main. Il était habillé de la même façon, bien que son armure ne soit pas aussi étrange. Il compensait cela par une énorme épée longue attachée à sa ceinture. Il caressait une moustache grise et touffue et plissa les yeux à la vue de Caine. La jeune femme le regarda en haussant les épaules.

« Tu as entendu, père ? » demanda-t-elle. L’homme grogna et regarda Caine.

« Je suis Hector », il tendit une main ferme que Caine serra aussitôt. « Nous sommes sous contrat, capitaine. Désolé de vous avoir fait perdre du temps, mais nous faisons rien d’illégal ici », dit le vieux soldat.

« Peut-être pas » répondit Caine. « Mais il est clair que vous faites tout ce qui est en votre pouvoir pour demeurer cachés. Je trouve cela un poil suspect ».

« La suspicion n’est pas illégale, monsieur. Notre client a stipulé la discrétion, rien de plus », protesta Lily. De derrière la tente, Caine perçut le bruit du métal grinçant et le souffle de la vapeur s’échappant.

« Je pourrais peut-être en parler à votre client, alors. Pourriez-vous m’indiquer le chemin ? » demanda Caine, toujours souriant. Lily roula des yeux mais son père ne fit que glousser, posant une main sur son épaule.

« Vous savez que nous n’avons pas besoin de vous le dire, mon gars ». dit-il en secouant la tête d’un air amusé. Caine étudia la peau usée du visage de l’homme. Ce couple n’allait rien lui donner, pensa-t-il en soupirant. Peut-être qu’un changement de tactique s’imposait.

« Comme vous voulez ».

Le cliquetis de membres lourds articulés se rapprochait. Caine remarqua deux paires d’yeux rougeoyants s’approcher de la lumière. Caine perçut Ace dans l’ombre. Le warjack était tendu et commençait à viser les machines s’avançant. Son empressement à ouvrir le feu marqua l’esprit de Caine, mais Caine résista à l’envie avec un Non catégorique.

« Mettons les choses au clair », grogna Caine. Finassez autant que vous le souhaitez, mais maintenant nous savons où vous êtes. Nous garderons un œil sur vous. Si vous sortez des clous, notre prochaine discussion sera moins… amicale ».

Alors que Caine terminait, les imposantes ombres de deux warjacks Mules pénétraient dans la lumière en boitant. Chacune brandissait une masse à pointe plus longue que la taille de Caine, tandis que leur autre bras était équipé de canon court. Ils flanquèrent leur jeune maîtresse et crachait de la vapeur tels des taureaux en colère. Il pouvait sentir qu’ils étaient impatients de charger. Cela avait dû être un grand effort pour elle de les tenir à distance.

« Argiv ! Hedo ! Du calme ! » dit-elle avec verve, son regard d’acier fixé  sur Caine. « Il n’est pas sage de me menacer, capitaine. Ils… sont… très protecteurs ». Le mercenaire aîné, Hector, toussa mais resta silencieux.

Caine sourit. Depuis le bosquet, il jeta scruta l’esprit d’Ace. Le warjack avait déjà aligné la tête du plus proche des deux mules.

Lily plissa les yeux, luttant toujours pour retenir ses warjacks quand Hector posa une main sur son épaule. « Il n’est pas seul, ma chérie », dit-il en plissant les yeux plissant des yeux en direction de l’obscurité ».

« Souvenez-vous ce que j’ai dit », dit Caine. D’un signe de la main, il lui tourna le dos et s’éloigna dans l’ombre.

* * *

« J’admire votre courage, monsieur, c’est certain. J’aurais aimé voir son visage lorsque vous lui avez tourné le dos, comme vous l’avez fait ». Reevan secoua la tête, un sourire ironique aux lèvres. Le sergent des rangers n’était plus qu’une ombre dans le clair de lune. Caine hocha la tête, un demi-sourire en réponse, et contraint Ace à ses côtés.

« C’est là que nos chemins se séparent, sergent ».

« Monsieur ? »

« Ramenez-vos hommes. J’ai une course à faire. Nous verrons ce que feront nos nouveaux amis demain ».

Reevan hocha la tête, serrant sa cape contre l’air frais de la nuit. « Bonne chasse, monsieur ».
Caine et Ace se mirent à courir.

À travers les champs de tourbières et le long de la route en direction du nord, ils approchèrent de la frontière. Comme la veille, Caine en savait assez pour contourner les portes de la frontière à travers les bois. Cette fois-ci, il n’évita qu’une seule patrouille. Il se demanda si Ace n’avait pas fait preuve de surcompensation. Enfin, il approcha de la même colline dominant Merywyn que la veille au soir. Ralentissant leur rythme, il reprit son souffle. En scrutant le couvert des broussailles, son visage devint sévère et vexé.

« Putain de merde ».

Il y en avait… des centaines. Il recula dans les broussailles. Ace le regarda avec la tête penchée, soupirant doucement de vapeur. Caine fit les cent pas, puis regarda la vaste clairière formant une ceinture autour de la moitié ouest de Merywyn. À la lumière des torches le corps du génie militaire de Llael oeuvrait à l’extrémité la plus proche de la ceinture, à seulement une douzaine de verges. Ils installaient des poteaux de clôture en bois et déroulaient des bobines de fil. Plus près des murs de la ville, ce qui ressemblait à deux compagnies de combat complètes composées de soldats réguliers de Llael, ainsi que de nombreux laborjacks lourds, transportaient du matériel. Au milieu des soldats, une série de grandes tentes brunes prenaient forme, des poteaux soulevant la lourde toile à l’intérieur.

« Ils installent un putain de camp de campagne ! Jura Caine. « Rebald avait raison ». Levant les yeux vers Ace, il considéra le parapluie sur son épaule avec un air renfrogné. « J’aurais mieux fait d’essayer hier soir. Maintenant, je suis censé faire confiance à cette chose contre eux ? » Le warjack leva sa large hache et repoussa les broussailles. Il pointa un endroit à quelques centaines de verges plus loin, proche des rives du Fleuve Noir. Le périmètre des ingénieurs ne s’étendait pas aussi loin, et la lumière des lampes à gaz était irrégulière. Caine hocha la tête face à se geste, grattant son menton. « Ech. Je pense que c’est le mieux que l’on puisse faire, hein ? »

Ace haussa les épaules. Caine regarda devant lui, vers la base des murs de la ville, où un tas de déchets provenant du camp de l’armée s’amoncelait. Des caisses vides, des barils et de grandes bâches avaient été rassemblés et abandonnés. À côté, un grand ponceau dépassait du mur, suffisamment grand pour abriter Ace. De temps en temps, un laborjack lourdement chargé boitait vers le tas depuis la zone de rassemblement principale et y ajoutait, mais il était autrement ignoré. Caine regarda son warjack avec scepticisme.

« Alors, on le fait ou pas ? »

Ace s’élança en avant sans hésitation, quittant le bord de leur couverture. Ce faisant, Caine regarda le parapluie commencer à se déplacer. Une série d’évent le long de la protection de l’appareil brillait d’un blanc froid, et une brume semblable à une distorsion thermique commença à se propager dans l’air autour du warjack. Peu à peu, Caine le regarda s’amplifier, jusqu’à ce qu’Ace ne soit plus qu’une étrange anomalie dans l’espace devant lui. Ni visible ni invisible, il était même inconfortable d’essayer le regarder. De l’intérieur de la bulle, il pouvait sentir on warjack le pousser à avancer, impatient. Avec un gémissement, il s’exécuta et pénétra dans la bulle chatoyante bulle de distorsion. Ce faisant, Caine vit le monde autour de lui prendre un étrange aspect. De ce côté du parapluie, le monde était devenu en quelque sorte assourdi et même un peu flou.

Lentement, en se déplaçant ensemble, ils commencèrent à s’avancer dans la clairière.

* * *

Caine aperçut le tas d’ordures devant lui, à une douzaine de verges seulement. Sa peau se mit à frissonner et il commença à haleter. Bien qu’ils aient réussi à se faufiler jusqu’ici, des dizaines d’hommes se déplaçaient autour de lui. Ils avaient tracé un chemin précaire à travers les trouées de lumière, s’arrêtant plusieurs fois lorsque des soldats passaient autour d’eux. Il grimaçait à chaque fois, mais le parapluie tenait. Encore quelques verges de gagnés.

Jusqu’à.

Un homme solitaire apparut, marchant derrière un ouvrier chargé d’ordures. Alors que la lourde bête de métal déchargeait ses déchets, Caine vit l’homme chercher quelque chose dans sa veste de service. Le laborjack se retourna avec une série de mouvements mécaniques, et fit un pas en arrière par où il était venu. L’aide-soignant ne le fit pas. Il sortit une flasque en argent et, d’un air penaud, l’homme prit une longue gorgée.

Caine attendit que l’aide-soignant parte, mais il ne le fit pas, son regard errant jusqu’à ce qu’il se fixe directement sur l’espace déformé par le parapluie d’Ace. En tutant une nouvelle fois sur sa flasque, son visage se transforma en un masque d’ahurissement.

Caine intériorisa un juron. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Tirer l’homme dans le parapluie et lui trancher la gorge ? Quel autre choix avait-il. Caine fit avancer Ace, prêt à frapper. De son côté, l’homme du corps fit un pas en avant, bouche bée. Caine sortit son couteau de service et se prépara.

L’homme regarda soudain avec horreur sa flasque et la jeta par terre. Il se retourna et courut vers son équipe en gémissant. Caine suivit Ace, passant devant la flasque se vidant lentement.
Enfin, le tas d’ordures leur appartenait. En regardant le ponceau, il fit entrer son warjack à l’intérieur. Ace repoussa facilement les barreaux rouillés et, en un instant, sa masse fut cachée à la vue de tous.

« Attends ici jusqu’à ce que je revienne. Cela ne devrait pas prendre longtemps ». Caine commença à grimper.

* * *

Caine se faufila du tuyau d’évacuation jusqu’à une pierre de taille et, de là s’étira pour attraper la fente d’une meurtrière. À l’abri de la lumière des torches en contrebas, il n’était cependant pas encore hors de danger. Un étage plus haut, des sentinelles patrouillaient le long des remparts. Il pouvait entendre leur bavardage et sentir la fumée de leurs pipes. Il se concentra, regardant vers la prochaine meurtrière. Elle était trop éloignée pour être atteinte, du moins en grimpant. Pliant l’espace autour de lui, il imagina ses mains s’y agrippant. L’instant d’après, c’était chose faite, et il s’arc-bouta dans nouvelle position et chercha la prochaine prise. Un trou adjacent était à portée de main et il se glissa lentement à travers, puis attrapa un autre tuyau d’évacuation. En s’élevant quelques pas plus haut, il aperçut le toit d’un parapet juste au-dessus des têtes des sentinelles. Des verges au-dessus, peut-être mais suffisamment près pour lui. Il reprit son souffle un instant et rassembla sa concentration avant de risquer un nouvel bond en avant.

Là.

En un instant, il se retrouva sur le rebord du parapet. Il s’arrêta pour reprendre son souffle, observant les sentinelles en contrebas telle une araignée sur sa toile. Sûr qu’ils ne l’avaient pas vu passer, il rampa jusqu’au sommet du parapet. La vue sur la ville depuis cette hauteur était spectaculaire. Il regarda par-dessus les toits en contrebas, se rappelant les instructions de Rebald. Il y avait un pub du côté du sud, non loin d’ici. Il repéra un chemin et commença à s’avancer en se faufilant.

« Tu vois ça ! » cria une sentinelle, quelque part en dessous de lui. Caine se retourna, s’agrippant à une girouette. Il regarda la sentinelle, s’attendant à ce que leurs regards se croisent. Au lieu de cela, c’est vers les bois, au sud, que l’homme pointait du doigt. D’autres sentinelles se rassemblèrent à son appel. Caine suivit leur regard dans l’obscurité des étendues sauvages. Il vit les collines, les forêts et même les marais de Cygnar au sud. Il ne remarqua cependant pas pourquoi il y avait tant d’agitation.

Il s’apprêtait à retourner vers la ville lorsqu’un éclair pyrotechnique illumina les cieux nocturnes dans le sud lointain. Puis un autre, et encore un autre. Même à cette distance, les coups de canon ne trompaient pas. C’était une bataille. En plissant les yeux pour voir d’où ils provenaient, un sentiment de malaise le frappa au creux de l’estomac.

« Conneries. Je dois y retourner », murmura-t-il.

Avec un gémissement, il lâcha la girouette et descendit en trombe. Les sentinelles n’entendirent qu’un léger souffle à son passage. Lorsqu’il apparut sur un tuyau d’évacuation au-dessus du tas d’ordures, il se laissa tomber, visant quelques emballages en toile jetés. Il grogna à l’impact et se releva en crachant. Ace sortit la tête de l’intérieur de la canalisation, curieux. Caine était déjà sur ses pieds et remuant se. Il pouvait sentir ses pensées sonder les siennes pendant qu’il courait.

Parapluie ? Demanda-t-il.

On n’a pas le temps ! Cours ! Pensa-t-il en retour, passant devant des hommes du corps de l’armée ahuris.

L’un deux cria : « Hé ! Vous ne pouvez pas… », cria l’un d’eux. L’instant d’après, l’homme fut presque piétiné alors qu’Ace passait devant lui, la terre tremblant sous ses pas lourds. Autour de lui, l’alarme avait été donnée. Les llaelais réguliers accoururent, les armes à la main. Trop tard. L’étrange couple formé par Caine et Ace s’était élancé, et téléporté au-delà de la ceinture avant qu’un coup de feu puisse être tiré ou que quiconque puisse comprendre ce qui s’était passé.

* * *

Caine sautait par-dessus les broussailles et les flaques d’eau, courant plus vite qu’il n’avait jamais été incité à l’académie. La sueur coulait sur son visage, et ici et là, il se téléportait là où le marais l’aurait coincé. Il disparaissait au milieu de sa course, apparaissant quelques mères plus loin sur un tronc d’arbres incliné. Il gravit la rampe ainsi créée, de plus en plus haut. À la fin, à six mètres de haut, il sauta au-dessus d’un large étang en contrebas. Il frappa le sol mou de ses pieds et continua à courir sans s’arrêter. Ace avait été créé pour ça. Il suivait facilement le rythme, à travers les flaques d’eau ou les broussailles

Ils y étaient presque.

Il pouvait entendre l’étrange tir de mortier de l’ennemi et les apercevoir juste au-dessus des arbres. Il devait continuer à avancer. Il était peut-être déjà trop tard, mais il devait essayer.

Lorsque Caine pénétra enfin dans la clairière, il trouva les visages impassibles d’une demi-douzaine de servants d’armes s’occupant de mortiers et de canons de campagne. Il venait de s’écraser sur l’arrière d’une ligne de mercenaires, et sa surprise se reflétait sur les visages des hommes endurcis devant lui. Durant un moment, ils restèrent sans voix, leurs yeux levés vers la silhouette sombre dans son sillage. Un par un, ils commencèrent à chercher leurs armes de poing, tout en criant.

Caine regarda Ace avec un sourire sauvage. Il s’élança en avant, ses Pistolets-Tempêtes dégainés et crachant du feu. Sur son passage, à gauche et à droite, des hommes tombèrent, leurs armes pas employées.

Ace avançait, tirant au fur et à mesure. La Longue-arme, amplifiée, pulvérisa un mercenaire tentant de s’abriter derrière son mortier. L’homme s’écroula sans un bruit, son sang s’écoulant sur le sol humide.

Un seul avait résisté à leur charge. Celui-ci visa et tira sur Caine, une seconde trop tard. Caine avait déjà disparu en fumée, pour réapparaître derrière l’homme abasourdi. Caine l’exécuta par-derrière d’un unique coup à la base du crâne.

« À ton avis, de quoi s’agit-il ? » Ace ne répondit rien, observant son maître en silence.

« Nous sommes deux, alors ». Caine secoua la tête et rechargea ses Pistolets-Tempêtes, tout en obligeant Ace à saborder les armes abandonnées. L’agile warjack obéit, de trois coups de hache fluides. Ce faisant, Caine vit la compagnie arriver.

Pourquoi avez-vous cessé de tirer ? Nous étons sur le point de prendre d’assaut leur position ! » Le hurlement de la femme résonna dans les bois. C’était sa voix. Des yeux rouges apparurent à la lisière des arbres et l’odeur de la fumée se répandit dans l’air. Les arbres craquaient et se brisaient, et Caine obligea Ace à se mettre à l’abri. Telle une ombre, son ‘jack disparut.

« Qu’avez-vous fait ? Qu’avez-vous fait ? S’écria une voix de femme de l’autre côté du fourré. Lily von Baum regardait le carnage avec stupeur, brandissant un lance-grenade à l’allure cruelle. Ses grands yeux se rétrécirent lorsqu’elle l’aperçut. Les griffes de son armure de plates s’abaissèrent, s’enfonçant dans la terre. Elle s’arc-bouta et pointa son lance-grenades dans sa direction. Caine gémit.

Boum boum boum !

Les obus sifflèrent dans le ciel et éclatèrent de façon spectaculaire au-dessus de sa tête. Par réflexe, Caine se téléporta, évitant de justesse le barrage. Ses griffes se repliant, elle se dirigea vers lui en boitant, baignée dans un halo de lumière. Son lanceur s’ouvrit et elle glissa d’autres obus, avant de refermer l’arme.

« Quel gaspillage de sang ! Nous étions venus parler au baron, et nous avons trouvé vos hommes en embuscade », cria-t-elle en scrutant les bois autour d’elle.

« Je n’ai aucune idée de ce dont vous parler ! » cria Caine depuis son couvert.

« Menteur ! »

Caine se précipita à travers le bosquet, d’un arbre à l’autre. Ce faisant, il aligna Lili avec ses deux Pistolets-Tempêtes et tira deux fois. Visée létale chacun Il concentra sa magie pour qu’ils comptent. L’éclair initial de ses Pistolets-Tempêtes brilla d’un halo runique, et leurs tirs crachèrent pour la frapper en plein visage.

Elle ne broncha pas.

La lumière la nimbant disparut, mais dévia les tirs. Ses yeux brillèrent comme s’ils avaient été chargés par l’attaque et elle fit un geste en direction de l’arbre de Caine avec son arme. Telle une locomotive, son imposant warjack Mule, Argiv, se mit à s’avancer à toute vitesse. Caine bondit de son arbre et courut tête baissée à sa rencontre. Les deux se précipitèrent l’un vers l’autre. À la dernière seconde, Caine bondit, employant la tête de la bête comme un tremplin. S’élançant dans les airs, il décrivit un large arc de cercle. Ses armes braquées, elles crachèrent une fois de plus sur lily.

Depuis les fourrés, Ace répondit à la charge manquée d’Argiv. Un unique tir de sa Longue-arme, et la tête de la puissante Mule et la coque derrière elle explosèrent en éclats de métal tranchants. La bête trébucha, mais ne tomba pas. De son côté, Lily réagit à la perte de son cortex de sa bête par un cri strident.

« Si vous êtes innocent, déposez vos armes ! Nous pouvons en finir maintenant ! » prononça Caine depuis le couvert d’un nouvel arbre.

Boum boum boum !

Les trois coups sifflèrent. Cette fois-ci, Caine fut en retard d’un battement de coeur. Les obus détonnèrent dans une explosion spectaculaire aérienne, et il chancela sous la force du choc et la surpression. Le champ d’énergie de son armure s’estompa et il recula en titubant, tirant à l’aveugle. Accroupi près d’une souche, il essaya de se débarrasser des feux d’artifice éclatant encore dans sous ses yeux. Elle remarqua son ouverture. Griffes rétractées, elle s’avança tout en rechargeant avec des gestes expérimentés. Elle se déplaçait vers lui, sans crainte. Elle ne fut bientôt qu’à quelques verges.

« Je pense que nous avons largement dépassé ce stade, capitaine ». Sa voix tremblait de rage. « Ma famille n’a jamais eu de raison de faire confiance à votre drapeau, et vous me l’avez rappelé aujourd’hui. Plus important encore, j’ai perdu des actifs et du temps ! Je ne pars pas tant ce que radin de baron ne nous aura pas payé ce qu’il doit, ajusté pour ce fiasco ! Êtes-vous satisfait de savoir qu’il est notre client ? À quel prix avez-vous votre réponse ? »

Argiv, sans tête, trébucha avant de s’enfoncer dans le marais. Sa boute à feu éteint, il ne remua plus. Hedo, cependant, était loin d’avoir fini. La deuxième Mule s’élança à la suite d’Ace solitaire. Ace tira à nouveau alors qu’Hedo approchait, réduisant la masse de la Mule en éclats une seconde avant qu’elle ne s’abatte sur sa tête. Pourtant, Hedo ne le laissa pas décourager. Il laissa tomber l’arme brisée et se jeta sur Ace dans une mêlée déséquilibrée. Avec mépris, Hedo tendit une grande poigne de fer et saisit Ace par sa Longue-arme. Ace frappa le plus gros warjack avec sa hache, mais Hedo ignora les coups et commença à tracter le plus léger hors des fourrés. La Longue-arme fut bientôt plié en deux dans la vaine lutte. D’un grand coup de reins, Hedo jeta petite machine dans la clairière. Ace atterrit mal, roulant éperdument. Le puissant Hedo suivait à grands pas après son ennemi tombé, son propre canon réduisant en miettes la Longue-arme. Il piétina Ace sans ralentir son rythme. L’attention de la Mule se tourna vers Caine.

Grimaçant devant la perte des munitions d’Ace, Caine se releva en titubant. Sa tête évacuant le tir de barrage de Lily, et elle fixait sa bête alors qu’elle venait de le flanquer. Elle se concentrait sur la Mule, pensa-t-il. S’éloignant de sa souche, il se dirigea vers du bois mort et pointa une série de tirs dans sa direction. Son bouclier sembla moins redoutable cette fois-ci et faibli sous l’attaque, mais ne flancha pas.

« Par Morrow, c’est une dure à cuire ! » grogna Caine, toujours en mouvement, et se dirigeant vers son prochain couvert. La Mule Hedo ne l’avait pas perdu.

Hedo se précipita vers lui et gagna rapidement du terrain. À la dernière seconde, Caine se retourna sur place, pour affronter la bête et rassembla tout sa concentration en une seule frappe. Un coup de tonnerre d’une force incandescente jaillit de lui et frappa la bête chargeant. Hedo fut repoussé directement, son élan complètement brisé. Renversé, Hedo glissa sur le sol, tandis qu’une brume bleue se dissipait de son armure.

Caine sut que l’attaque lui coûterait cher. Il l’avait quittée des yeux, l’espace d’un instant seulement, mais ce fut suffisant. Il savait qu’elle était encore proche. Il se retourna maladroitement pour lui faire face, levant un Pistolet-Tempête dans sa direction, mais il s’aperçut qu’elle s’était rapprochée à portée de main. Il ne vit même pas la crosse de l’arme de la jeune femme alors arrivait dans un large mouvement de balancier.

Elle toucha sa mâchoire, l’envoyant au sol tel un sac de briques.

Le monde de Caine devint flou alors que son champ d’énergie se délitait. Haletant, il leva les yeux vers une silhouette floue se découpant dans le clair de lune. De sa main libre, elle dégaina son pistolet et le pointa sur son visage.

Essuyant le sang coulant de sa lèvre, il leva les yeux, hébété, et parvint à esquisser un faible sourire. Ce faisant, il joignit Ace à travers la clairière. Pourrait-il l’atteindre à temps ? Bien que ses propres yeux lui fassent défaut, le monde demeurait clair pour Ace. Il observa Lily se tenant au-dessus de son corps. Son grand warjack se trouvait sur le chemin, en train de se relever. D’un coup de reins, Ace meurtri se releva et se mit en mouvement. Elle ne sembla remarquer qu’il avait fait deux pas vers elle, tant elle était concentrée sur lui.

« C’est de votre faute. Je veux que vous la sachiez », dit-elle, la respiration difficile.

« On ne peut pas gagner à tous les coups, chérie », répondit-il en toussant.

Pour Ace, il donna tout. Tout ce qui restait en lui alla dans la bête blessée, et il s’effondra dans la boue. Son warjack avait transformé sa foulée en course, et sa hache était maintenant redressée bien haut. Avec une étonnante grâce, le warjack léger bondit et passa par-dessus Hedo en train de se rétablir. Hedo le frappa, trop tard. Haut dans les airs, le warjack sauté et s’abattit sur Lily sa large hache décrivant un arc de cercle avec une force brutale. Avec un bruit sec, son champ d’énergie explosa et elle tomba en arrière en poussant un cri.

Accablé par l’effort, Caine perdit connaissance.

* * *

Un moment ou peut-être une heure s’écoula, Caine ne put le dire. Pourtant, des mains puissantes le relevaient, et il se dit que tout cela n’avait servi à rien. Il avait perdu, et les mercenaires allaient sûrement l’achever.

Un visage embrouillé se penchait vers lui et le gifla.

« Ça va, monsieur ? » Caine réalisé qu’il était entouré de Gerdie et d’un groupe de pionniers fatigués par la bataille.

« Avons-nous… gagné ? » toussa-t-il en se redressant.

Gerdie prit un air grave, mais hocha la tête. « Eh bien, ils ont été repoussés, monsieur. Je pensais que nous étions condamnés. Nous étions coincés par leur artillerie. Ils semblaient prêts à nous écraser, mais ensuite… les canons se sont tus. Ils ne pouvaient pas avancer sans eux. Je remarque que nous devons vous remercier pour cela ».

« Combien de morts, Gerdie ? »

« Nous avons pris notre part, monsieur », dit Gerdie en reprenant son souffle. « Le Sergent Holly passe d’escouade en escouade pour un décompte final ».
Caine se recoucha, avec un mal de ventre avec de si mauvaises nouvelles. Il renifla l’air. Il y avait énormément de fumée, et il se rendit compte qu’il y avait une lueur rougeâtre à travers les arbres.

« Quelque chose brûle ? » demanda-t-il d’une voix rauque en se frottant une tempe.

« C’est l’autre chose, monsieur ».

Caine se redressa immédiatement.À travers la ligne d’arbres de la clairière, un incendie faisait rage dans les cieux nocturnes. C’était le manoir des Malsham. Juste derrière les portes en fer, on pouvait voir une silhouette déambulant de manière erratique. Il criait à tous les personnes qui voulaient l’écouter. Sa silhouette devant les flammes était reconnaissable entre toutes. C’était le baron en personne, et même d’ici, on pouvait l’entendre.

« Où est-il ? » hurla-t-il. « Où est votre imbécile de capitaine ? »

16
PARTIE DEUX

Quatre jours Plutôt
596 AR, Printemps ; Fort Nordgarde


« Alors, qu’est-ce que ce sera cette fois-ci ? » Caine souriait devant une assiette fumante de mouton et de pomme de terre. « Dois-je tenir un registre des trains ? Peut-être noter le temps qu’il fait ? »

De l’autre côté de la table du wagon-restaurant privé, Rebald ne s’amusait pas. Derrière les rideaux de velours tirés, le monde défilait dans un cliquetis.

« Je ne pense pas », répondit froidement le commandant en chef, tranchant son mouton avec une fourchette et un couteau. « Il y a un complot visant à renverser le Roi Leto, capitaine. Je m’attends à ce que vous y mettiez un terme ».

Caine toussa, son dîner s’était coincé dans sa gorge. Rebald embrocha un autre morceau de mouton et le porta délicatement à sa bouche, ses yeux brillants tandis qu’il regardait Caine reprendre son souffle. « Un changement est toujours une chose dangereuse. Pour certains, cela apporte la prospérité, pour d’autres, la ruine. Ceux qui ont bien réussi sous Vinter craignent désormais pour leur avenir sous Leto. Malheureusement, cela les a conduits à prendre des décisions, dirons-nous, insensées ». Rebald perça le mouton et commença à la découper avec force, tranchant une bande de graisse. « Ces décisions nous ont obligés à agir ».

« De qui parlons-nous exactement ? » demanda Caine en essuyant ses larmes.

« Les nobles, bien sûr », répondit Rebald en posant sa fourchette. Il désigna d’un geste la carte déployée entre eux. « Ils rassemblent des forces ici, ici et ici. En tout cas, c’est ce que nous savons ». Rebald se tamponna la bouche avec une serviette.

Prenant une gorgée de vin, le chef des services secrets observa Caine avec curiosité. « Nous ne savons pas ce qu’ils comptent faire de ces non-partisans, mais pour le moment, ils semblent se contenter de semer la peur. Vraisemblablement, cela leur permet d’obtenir le soutien des citoyens. La seule chose certaine, c’est qu’ils veulent se débarrasser de Leto ».

Caine haussa les épaules. « Je pense que je pourrais comprendre cela, les circonstances étant ce qu’elles sont. Il a abrogé des accords commerciaux de longue date, nommé de nouveaux délégués commerciaux. Il a renversé la hiérarchie ».

Rebald hocha la tête, faisant tournoyer le vin dans son verre. « Oui, ne serait-ce que pour éliminer les pommes pourries. Le problème ici n’est pas le mécontentement que son ascension a provoqué. Avec suffisamment de temps, Leto aurait peut-être commencé à gagner leur confiance, l’un après l’autre. Ainsi, il aurait réduit l’influence des dissidents restants. Le problème est qu’il n’aura pas ce temps. Les nobles ont réussi, d’une manière d’une autre, à générer un important capital pour son éviction. Trop, trop tôt. Comme vous le voyez sur la carte, ils en ont déjà assez pour créer une menace crédible pour la sécurité de Leto ». Rebald observa la réaction de Caine, sans sourciller.

« C’est vrai. Ils se font donc aider », marmonna Caine en se frottant le menton. « J’ai l’impression que c’est là que j’interviens dans votre grand plan ».

« En effet, capitaine ». Rebald parcourut la carte du regard, son doit se posant sur Merywyn, la capitale du Llael. « Nous avons un informateur. Kreel. Il a identifié le mystérieux bienfaiteur de notre noble. Un certain Thaddeus Montague, trésorier royal du Roi Rynnard de Llael. Vous remarquerez que le domaine du Baron Malsham se trouve juste au sud de la frontière de Llael, et de Merywyn elle-même. Cela impliquerait certainement le baron dans le complot, même s’il faut pour le moment sauver les apparences. Une fois que vous serez déployés sur son domaine, vous garderez un œil sur ses affaires sous couverte de protection. Pendant ce temps, je veux que vous infiltriez Merywyn et que vous rencontriez cet informateur ».

« Je ne comprends pas. Vous voulez que je garde un baron et que je sorte en douce ensuite pour discuter avec ce Kreel ? »

« Vous allez là-bas pour tuer, Caine », corrigea Rebald. « Pendant que votre détachement fera preuve de bonne foi envers nos nobles, vous infiltrerez Merywyn pour couper la tête du serpent. Par l’intermédiaire de Kreel, vous parviendrez à ce trésorier. Interrogez-le. Apprenez ses motivations si possible, mais tuez-le de toute façon ».

« Pourquoi moi, Rebald ? Vous n’avez pas suffisamment d’assassins à votre disposition pour de telles choses ? » Caine se gratta le menton, jetant un coup d’oeil distrait à la carte.

« D’après Kreel, Montague est bien gardé. Et pourtant, ce n’est que la moitié du problème ». Rebald sirota son vin. « Il y a… des complications que je pense que vous êtes bien placé pour gérer. Comprenez que nous vivons une période délicate entre notre nation et le Llael. Bien qu’ils soient toujours officiellement nos alliés, il n’y a qu’une seule chose que le Roi Rynnard craint plus que la racine de réglisse, et c’est le Roi Leto ».

« Je ne comprends pas », Caine secoua la tête. Reblad leva les yeux de sa carte, irrité.

« Le régime de la nation la plus puissante de l’Immoren occidental est renversé à sa porte, et vous ne voyez pas en que cela pourrait inquiéter Rynnard ? » demanda doucement Rebald, mais Caine secoua simplement la tête.

« Je comprends cette partie. Qu’est-ce que vous voulez dire à propos de cette foutue réglisse ? »

Rebald haussa les épaules. « Il est de notoriété publique que Rynnard tombe gravement malade à la moindre saveur ». Rebald tapota la carte pour se recentrer. « Maintenant, comme j’y arrivais, il est impératif que vous ne soyez pas arrêté ou identifié. Un agent cygnaréen découvert en train d’assassiner un courtisan royal ne serait rien de moins qu’un désastre. Sur ce point, je crois que j’ai le meilleur homme pour ce travail ». Rebald, toujours absorbé par la carte, traça une ligne à travers la frontière de Llael. « Vous voyez, alors que les relations diplomatiques semblent se poursuivre normalement, Rynnard n’a cessé d’augmenter les patrouilles frontalières. Il est même allé jusqu’à mobiliser des forces dans le sud ces derniers mois. Juste au nord de la frontière, il a fortifié sa demeure, la capitale de Merywyn. La ville était déjà suffisamment défendable auparavant, le Fleuve Noir servant de fossé à l’est et les murs de la ville créant un épais périmètre de tous les côtés. Récemment, il a doublé la garnison là-bas, et les portiers vérifient méthodiquement les papiers de tous ceux qui s’approchent.

Caine haussa les épaules, indifférent, « Je pourrais me débarrasser de mon armure et me faire passer pour un roturier assez facilement.

« Vous pourriez. Ce serait une affaire triviale de vous forger les papiers nécessaires. N’oubliez pas, cependant, que vous n’avez aucune idée de ce qui vous attend. Les renseignements indiquent que votre cible est bien protégée. Si Kreel a raison sur ce point, entrer sans armure ni armes vous priverait d’un considérable avantage tactique. Est-ce vraiment ce que vous voulez ? »

Caine fronça les sourcils. « Ech. Je suppose que non ».

« Ne pourriez-vous pas simplement vous infiltrer dans la ville depuis les murs extérieurs ? »

Caine secoua la tête. « Je ne maîtrise pas les déplacements vers des endroits que je ne peux pas voir. Je ne sais pas où je finirais si je tentais de telle cascade. Au milieu d’un mur, j’imagine ».

Rebald acquiesça, faisant tournoyer distraitement le vin dans son verre.

« Alors, quelle que soit la façon dont vous vous y prendrez, gagner la ville représentera un défi. Je vous laisse le soin d’élaborer votre propre stratégie, mais si vous souhaitez l’utiliser, j’ai réquisitionné un prototype de warjack qui pourrait s’avérer utile pour une telle occasion ».

Rebald leva son verre, finissant le reste de son vin. De l’autre côté de la table, il étudia Caine.

« Il y a une dernière chose à faire ». Inspirant probablement, il sortit un petit sac de feutre de sa poche. Il le tint un moment, puis le jeta par-dessus la table pour atterrir devant Caine.

« C’est quoi ? » Caine se rassit, regardant le sac comme si une souris les avait rejoints à table.

« Une intuition. Si l’histoire du trésorier ne colle pas, considérez-la comme votre prochaine mission. Sinon, rangez-le au fond de l’une de vos poches et oubliez-le ».

Sans un avertissement, ils purent percevoir le grincement de leur train. Le sifflet à vapeur retentit, annonçant une gare à venir. Hochant la tête, Rebald se leva. « Notre arrêt, capitaine ».

* * *

Trois jours plus tard, Caine s’ennuyait et s’agaçait à parts égales. Quittant sa chaise sur le pont supérieur du navire, il sortit. Alors que les berges du fleuve défilaient lentement, il fouilla dans les poches de son long manteau de cuir à la recherche cigarillo.

Le bateau à vapeur, Katie, avançait péniblement depuis des heures et ils n’étaient pas plus près de leur destination, pour autant qu’il puisse en juger. Ils étaient partis de Nordgarde en cette claire matinée de printemps mais plus ils parcouraient le Fleuve Anguille, plus la journée devenait morne. Le Fleuve Eel était un affluent sinueux du Lac d’Eaux-Aveugles, dans l’extrême nord du Cygnar, et s’enfonçait progressivement dans le bourbier de marécages et de bois couverts de mousse, mieux connu sous le nom de Marais Bloodsmeath. Ici et là, des quais et des débarcadères s’étendaient jusqu’à eux depuis le rivage, avec des maisons sur pilotis nichées juste au-delà de la lisière des arbres, mais plus ils avançaient, plus les colonies devenaient clairsemées. Caine gratta une allumette et tira une longue bouffée sur son cigarillo. Quel genre de personnes pouvait bien vivre dans un endroit I ? Il secoua la tête.

En fin d’après-midi, ils devraient atteindre la rive du lac, au Ponton de Perry. C’est là que son premier commandement débuterait pour de bon. Dans les ponts inférieurs, près de soixante combattants, des munitions, des warjacks et d’autres éléments logistiques avaient été chargés. C’était à lui de les commander et d’en assumer la responsabilité. Alors qu’il faisait rouler la riche fumée de feuille de Hooaga sur sa langue, il trouva l’idée ridicule. Depuis quand gagnait-il sa vie dans la rue ? Les années écoulées s’estompaient dans son esprit telle la fumée de son cigare lorsqu’il expirait, incorporelles et vagues.

« Ah, vous voila, monsieur ».

Une voix familière l’interrompit alors que la porte de la cabine s’ouvrait. Caine fit signe à son adjudant sans prendre la peine de se retourner. L’homme s’approcha en s’étirant et en baillant de fatigue. Tandis que les deux hommes regardaient la paresseuse Anguille, le lieutenant fusilier, un jeune homme au visage encore plus jeune, saisit la rambarde en fer, prenant une profonde inspiration.

« Par Morrow, ça pue ! » s’exclama-t-il.

« Essaye de grandir à côté d’une usine de papier, Gerdie », répondit Caine avec un sourire narquois. Le ponctuel compagnon de voyage de Caine grimaça à cette idée avant de reprendre la parole.

« Le capitaine dit que nous devrions arriver dans les prochaines heures. Tout est sous contrôle pour le moment, alors j’ai pensé que je pourrais vous dire un mot », poursuivit Gerdie.

Caine acquiesça et tira une nouvelle fois sur son cigarillo.

« Eh bien, monsieur, c’est juste que depuis vous avez débarqué à Nordgarde avec ce monsieur, disons, « anonyme » et que vous avez réquisitionné ce détachement ainsi que moi-même, eh bien, vous n’avez pas prononcé grand-chose d’autre que « patrouille frontalière ». Donc, si vous ne me trouvez pas insubordonné, monsieur… »

Caine roula des yeux à la formalité, mais Gerdie poursuivit. « Pourquoi diable nous emmenez-vous dans ce marais puant ».

Pourquoi en effet ? Caine sourit, mesurant sa réponse par rapport à la conversation qu’il avait eue avec le Général en Chef des Éclaireurs quelques jours auparavant.

« Des mercenaires, Gerdie. Ils campent près du Ponton de Perry. Ils sèment la panique dans la région ».

Gerdie arpenta le pont, un froncement de sourcils se dessinant sur son visage. « Pourquoi ? Qu’avons-nous à craindre d’eux, à moins qu’ils ne travaillent pour le Khador ? »

« Nous ne savons pas. Nous ne savons même pas où ils se trouvent. Le fait qu’ils soient là et qu’ils grandissent de jour en jour suffit à inquiéter les nobles. Ils ont mis Leto au défi d’agir. Alors nous voila ». Caine regarda son adjudant déconcerté plissé des yeux et s’appuya contre la rambarde. Son cigare réduit à l’état de mégot, il tira une dernière fois dessus avant de le jeter par-dessus bord.

Gerdie acquiesça. « D’accord. Nos ordres indiquent que nous devons loger chez le Barn Malsham, neveu du Duc de Nord-forêt. Quel est le plan ? Établir un périmètre de défense au domaine ? Patrouiller les hameaux voisins ? Envoyer nos éclaireurs en reconnaissance à longue distance pour voir s’ils peuvent trouver cette ‘menace » ? »

« Ech, c’est à peu près ça, Gerdie Si nous avons de la chance, nous pourrons peut-être aussi découvrir pour qui ils travaillent », répondit Caine en se penchant par-dessus la rambarde. Gerdie haussa un sourcil. « Avec respect, monsieur ? Il nous faudra peut-être un certain temps pour les trouver dans ce bazar ». Gerdie désigna le vaste marécage les entourant.

« C’est vrai. Mais j’ai entendu dire que le Sergent Reevan est un vrai vieux briscard. S’ils sont là, je suis sûr qu’il les trouvera ». Le duo longea la rambarde du bateau, s’approchant de la proue.

« Et le reste des hommes ? Vous attendez-vous vraiment à un combat ici ? » Gerdie regarda par-dessus la proue, l’inquiétude se lisant sur son visage. Devant lui, l’Anguille s’ouvrait enfin largement sur Eaux-Aveugles. Les nuages devant eux donnaient à l’eau libre un aspect gris et froid, et un vent soufflait sur le lac. Caine regarda devant lui et hocha la tête. « Je ne l’exclurais pas ».

Les deux hommes regardèrent le Ponton de Perry apparaître enfin à travers. Ce n’était qu’un petit groupe de bâtiments et de quais, vu de loin, mais il s’agrandissait de seconde en seconde. Même s’il essayait de le minimiser, les enjeux de ce premier commandement commençaient à lui peser. Gerdie le regardait, impassible.

* * *

Alors que les dernières troupes de Caine franchissaient la rampe d’embarquement, Katie siffla. Caine regarda les grandes cheminées du bateau à vapeur souffler avec impatience pendant que la roue de carrier du quai soulevait les caisses des ponts inférieurs. Des caisses en bois émergèrent les unes après les autres, posées délicatement sur le quai. Caine fut émerveillé lorsque la grue produisit trois monstruosités de fer depuis la cale de I. Les yeux de ses machines anthropomorphes étaient fermés, leurs foyers éteints. Des Chargeurs, légers et rapides, il en avait reçu deux, ainsi que le meurtrier au canon lourd, connu sous le nom de Défenseur. Chacun d’entre eux furent soigneusement placé sur de lourdes charrettes tirées par des chevaux de trait pour le voyage à venir. Presque après coup, une caisse singulière émergea au bout du crochet de la grue, remarquable par sa taille et son absence de pochoirs d’identification. Caine se souvint de la mention de Rebald concernant un prototype avec une curiosité croissante.

Gerdie s’occupait de mettre en formation le long des quais bondés, tandis que les ouvriers travaillaient autour d’eux. La voix juvénile de l’officier subalterne était parfaitement capable d’aboyer des ordres d’exercice malgré le vacarme et les hommes s’alignèrent par escouades. La roue de carrier s’éloigna enfin de Katie et sa roue à aube commença à brasser l’eau. Elle poussa un unique irritable sifflement en guise d’adieu. Alors que Caine s’approchait de Gerdie, le jeune adjudant se tourna et salua. Étouffant sa réticence à l’égard des formalités, Caine rendit le salut devant les hommes rassemblés.

« Tout l’équipement et le personnel sont présents et comptés, monsieur. Sur vos ordres, nous sommes prêts à partir ». Caine regarda longuement les rangs d’hommes au garde-à-vous devant lui et inspira profondément. Il vit les fusiliers avec leurs fusils de précisions à l’épaule, puis des pionniers emmitouflés dans de longs manteaux de cuir, et à côtés d’eux, un mélange d’éclaireurs à l’allure dépenaillée. Un habitant s’approcha d’eux, menant deux chevaux gris tachetés par les rênes. Caine prit la bride qui lui était offerte et se mit en selle.

« Allons-y, alors ».

* * *

La nuit tombait lorsque Caine et son cortège atteignirent les portes en fer noir du domaine familial Malsham. L’obscurité couvrait les cieux et une brume humide les avait accompagnés tout au long du chemin.

Le chemin les avait menés à travers une terre traîtresse. Aux abords du Ponton de Perry, la civilisation avait disparu dans un enchevêtrement de bois recouverts de mousse et de marais sans fin. Tout autour d’eux, le terrain était animé par des chants d’oiseaux inconnus et le coassement des grenouilles. Ils finirent par traverser les grandes tourbières de Cear Brynn. Ici, les accotements de l’étroite route étaient bordés de piles de tourbe, dont certaines étaient hautes comme deux hommes. Les tourbières elles-mêmes étaient vivantes, les ouvriers extrayaient la tourbe du sol humide avec une bêche et une pelle. Bizarrement, ils s’étaient arrêtés de travailler pour regarder la longue procession de Caine. Ils lui semblaient bien maussades, mais il ne pouvait guère les blâmer. L’humidité de cet endroit lui faisait dans le dos, et les portes s’ouvrant devant eux n’auraient pas être plus accueillantes. Éperonnant son cheval, il traversa au galop l’ancienne entrée en fer noir.

Le domaine était ancien et bâti sur le meilleur terrain qu’ils aient vu depuis des lieues. Finies les maisons longues en bois sur pilotis du Ponton de Perry, avait disparu au profit d’une construction traditionnelle en pierre et en mortier. Le manoir était élégant même, précédé d’une longue cour paysagée avec des allées en pierre concassées et des arbustes. De même, les quartiers des domestiques, les écuries et d’autres structures du domaine étaient opulents par rapport aux établissements antérieurs de la région. Gerdie poussa son cheval pour rattraper Caine, hochant la tête en direction du manoir. « Eh bien, c’est une belle maison, si les ouaouarons vous beuglent pour dormir la nuit ».

Caine sourit et hocha la tête. En regardant devant lui, il aperçut l’entrée principale du manoir, avec une file de serviteurs rassemblés pour les recevoir. « Installez les hommes pour la nuit. Je vais rencontrer notre hôte ».

Gerdie hocha la tête et emmena son cheval.

Caine se retourna pour voir les lentes charrettes avancer devant les soldats. Gerdie fut rapidement au milieu des choses, se coordonnant avec les serviteurs pour diriger les formations les unes après les autres vers leurs logements. Caine balança une jambe et descendit de cheval, un jeune serviteur en blanc s’avança pour prendre les rênes. Caine tapota le museau de sa jument avant de la laisser emmener.

« Monsieur ? »

Un murmure provint de derrière lui. Caine se retourna. Le Sergent Reevan, un ranger grisonnant et plutôt bâti, enveloppé dans une cape brune grise, le regardait avec circonspection, ressemblant à s’y méprendre à un animal en cage.

« Si cela vous dérange pas, capitaine, es gars et moi aimerions explorer le territoire plus tôt, si vous me suivez ».

« De retour au matin ? Renifla Caine.

« Très certainement. Nous vous ferons un bon rapport des choses, pour disons, un cercle de trois verges ? »

« J’aimerais avoir un œil sur la frontière. On dit que le Llael est verrouillé. Jetez y un coup d’oeil ».

« Très certainement, monsieur ».

À l’entrée du manoir, une dame s’avança, sa longue robe cramoisie arborant un motif floral brodé, encadré par un col et des poignets en reticella. Au sommet de sa tête, de longues tresses auburn étaient coiffées de rubans et son visage était poudré de blanc, comme c’était la mode parmi l’élite de Corvis dans le sud. Elle était une femme aussi belle que Caine pouvait l’imaginer. Alors qu’elle descendait les marches pour le saluer, Caine entendit le sergent rire à côté de lui.

« Même si cela peut vous contrarier, j’ai préparé mon premier rapport de reconnaissance, monsieur ». Celle-là est prise ».

Caine toussa, lançant un regard noir à l’homme. Le sergent recula avec un sourire ironique. Caine s’inclina à l’approche de la Baronne Sarah Fane Malsham, puis lui baisa la main qu’elle lui tendit.

« C’est un grand honneur pour moi de vous accueillir chez moi, Capitaine Caine. Je m’excuse que mon mari, le baron, soit indisposé pour le moment, mais nous serions très heureux si vous pouviez prendre votre repas avec nous ? »

* * *

Caine mangeait sa nourriture, essayant de lui donner un sens. C’était tiède, amer et… non identifiable. Qu’est-ce que c’était ? À l’autre bout de la table longue de six mètres de long, le Baron Ivor Malsham. Il était assis, flanqués de serviteurs, et observait la lutte de Caine avec un mépris à peine voilé. Au milieu de la table, à sa droite, la baronne l’encourageait à goûter le plat blanc et filandreux. Après quelques bouchées, il déglutit difficilement et tendit la main vers la corbeille de pain, dont il saisit plusieurs morceaux.

« Le ris de veau à la sauce à la cardamome et au vin est un mets délicat que peu de cuisiniers en dehors de Llael savent préparer correctement. Cela ne vous convient-il pas ? » renifla le baron en plissant les yeux. Caine regarda la table de long en large, mal à l’aise. Déjà qu’on lui avait demandé d’enlever son armure au profit d’une tenue de soirée. Pis encore, les serviteurs du baron avaient jugé bon de lui fournir des vêtements qui n’étaient pas à sa taille.

Il connaissait le regard qui lui était adressé depuis la table. Il l’avait enduré à plusieurs reprises auparavant, notamment de la part de son propre père. Il serra la mâchoire un instant, essayant de se calmer. La pensée d’un mouvement rapide, d’un pistolet dégainé et d’une balle dans le visage du baron apporta un peu de paix. En conséquence, il se trouva en mesure de produire un sourire sincère.

« Je suis sûr que c’est bon, baron », dit Caine en prenant du pain. Il en déchira un morceau pour le mâcher lentement. Le baron fronçait toujours les sourcils, les yeux rivés sur Caine.

« En vérité, j’ai moi-même trouvé cela désagréable au début », déclara la baronne avec un sourire chaleureux.

Le baron lui lança un regard noir avant de fixer son attention sur sa propre assiette. Caine remarqua que la moustache et la légère barbe de l’homme ne cadraient absolument pas avec son visage en forme de rongeur. Longues et torsadées par la cire, elles s’animaient au fur et à mesure qu’il mâchait. Elles se tortillaient comme si elles avaient l’intention d’échapper à son visage narquois.

Le regard de Caine se porta sur la baronne alors qu’il cherchait du pain. À sa grande surprise, il découvrit qu’elle le regardait déjà avec des yeux d’un vert liquide. Après que le moment se soit prolongé une seconde de trop, ils se retournèrent tous les deux vers leur nourriture avec embarras.

Le baron étudia son assiette comme s’il s’agissait d’un présage. Mâchant pensivement, il leva les yeux vers Caine et déglutit.

« Je suis curieux de savoir ce que vous faites ici capitaine. Votre arrivée ne va pas sans quelques désagréments pour nous ».

Caine but une gorgée de vin. « Je trouve cela étrange, baron. N’est-ce pas vous qui avez demandé au roi d’agir ? N’a-t-il pas répondu à vos demandes ? »

Le baron se moqua. « Demander la sécurité de ses frontières et de ses terres est une chose. Qu’une armée s’abatte sur sa maison en est une autre ».

« S’il te plaît, Yvor. Tu vas offenser notre invité »,intervint la baronne.

Tais-toi et laisse les hommes parler ! » siffla le baron. La baronne baissa les yeux sur son assiette et ne répondit pas.

« Soyez rassuré, baron. Le Roi Leto fait de votre sécurité une priorité. Si loin de la frontière, Nordgarde est à plus d’une journée de cheval. Nous ferions mieux de nous positionner ici, si nous voulons trouver ces maraudeurs dont vous parlez ».

« Suggérez-vous que mes affirmations sont mensongères ? »

Caine cligna des yeux. « Je n’ai rien dit de tel. Pourquoi le demandez-vous ? »

Le baron fronça les sourcils. Avec un sang-froid retrouvé, il s’éclaircit la gorge. « Nous vous accueillerons bien entendu jusqu’à la fin de vos travaux. Cependant, je suis plutôt enclin à ce que cela se fasse rapidement. Les apparences d’un noble sous occupation sont… des plus inconvenantes. Je ne m’attendais pas à ce qu’un roturier tel que vous me comprenne ».

La baronne blêmit, mais se retint de s’exprimer.

« Baron, aussi tentant que cela puisse paraître pour nous deux, je n’irai nulle par tant que le travail ne sera pas fini ».

* * *

Le lendemain, le détachement de Caine fut mis au travail. Les pionniers creusèrent et fortifièrent un périmètre autour du domaine, pis établir des points d’observation le long du nord et du sud de la piste de Serinye. Les rangers effectuèrent des reconnaissances avancées depuis le marais Orgoth jusqu’à Cear Brynn, et presque jusqu’au Ponton de Perry.

Caine mit au point d’honneur à ce que le baron soit accompagné dans ses allées et venues. Lors de deux excursions distinctes, le baron se rendit inutilement au Ponton de Perry. Ses affaires rapidement conclues les deux fois, Gerdie transmit à Caine que le noble semblait prêt à fuir l’escorte. Sur le domaine, le baron se tint à l’écart, évitant Caine et ses hommes autant que possible.

Caine rencontra Reevan après la première nuit, et confirma que le poste à la frontière septentrionale était bien surveillé, mais le ranger vétéran recommanda quelques points par lesquels ont pouvait se faufiler. À quelques reprises, Caine et la baronne se croisèrent alors qu’elle passait du temps du temps à visiter le domaine sur son cheval.

Malgré toute l’activité au sein du domaine, il n’y avait eu aucun signe de mercenaires à l’extérieur. Les soupçons de Gerdie se confirmaient.

La deuxième nuit, Caine prépara un cheval afin d’explorer en personne le chemin vers Merywyn. Au crépuscule, il emprunta la route Turpin vers le nord pendant une lieue. Alors qu’il arrivait en vue de la frontière, il s’écarta du sentier comme Reevan lui avait conseillé. Il trouva les conseils du sergent opportuns. S’arrêtant à l’ombre d’épaisses broussailles, il vit un contingent de soldats llaelais passer en trombe, et d’autres encore s’avancer sur la piste. Devant une telle résistance, il décida qu’il valait mieux de laisser son cheval en arrière et l’attacha dans une clairière isolée. Il traversa le bois pendant une demi-heure avant de rejoindre la route. D’après ses calculs, il avait parcouru une lieue en Llael. À l’approche de sa capitale, il se retrouva à deux reprises dans les broussailles, alors que d’autres soldats parcouraient la route. Caine ne put s’empêcher de penser que le Llael se préparait à quelque chose de grand et semblait effrayé, comme Rebald l’avait dit. Enfin, à portée de lunette de la capitale, il s’arrêta pour observer.

Merywyn projetait des lumières colorées dans le ciel nocturne et ses grands murs se dressaient fièrement au-dessus de la périphérie de forêts anciennes. Derrière la sécurité de ces hauts murs, il pouvait voir des dizaines de hautes flèches s’étirer dans les cieux nocturnes. Les flèches étaient emblématiques de la ville et impressionnantes par leur savoir-faire.

Malgré sa beauté, plus il en voyait, plus il fronçait les sourcils. La ville était inaccessible par l’est, bordée par le Fleuve Noir, et le côté ouest n’avait pas plus meilleure allure. La partie terrestre de la ville était entourée par une clairière d’au moins cent verges de large et, plus inquiétant encore, éclairée par des lampes à gaz. Il pouvait distinguer des patrouilles de gardes le long des remparts de la ville. Les portes de la ville étaient doublement épaisses, et bien qu’il y ait un peu de circulation, il était clair que les gardes surveillaient tous ceux qui entraient ou sortaient, vérifiaient les papiers et tenaient les registres.

« C’est sacrément étanche », cracha-t-il. Il fronça les sourcils, incapables de repérer un point d’approche qui ne soit pas visible par des gardes. Remettant sa lunette dans sa poche, il retourna à son cheval, repassant bientôt en Cygnar.

De retour au domaine, Caine attacha son cheval dans l’écure. Il se dirigea rapidement vers l’allée pour retrouver son chef mékano, Ewan. Le vieil homme était encore à l’oeuvre à une heure avancée de la nuit. Cette partie de l’écurie avait été transformée en atelier de mékanique, avec bancs d’outils et caisses de fournitures. Les trois warjacks de Caine se tenaient en ligne, des chaînes suspendues aux chevrons pour les maintenir en équilibre pendant que leurs fournaises étaient éteintes. De nombreux assistants gobbers bavards rampaient sur les redoutables machines de guerres, effectuant des ajustements avec un assortiment d’outils. Les créatures à la peau verte et à hauteur de taille s’arrêtèrent dans leur tâche et regardèrent Caine entrer.

« Tout vous satisfait, monsieur ? » Ewan fit un geste vers les warjacks. Les gobbers, tout aussi ahuris qu’Ewan, continuaient de fixer Caine. L’effet était paradoxalement comique et troublant à la fois.

« Oh, ne leur prêtez pas attention. Ils ont une courte capacité d’attention. N’est-ce pas, les garçons ? » Ewan gloussa lorsque les créatures répondirent dans un patois indigné avant de retourner à leur travail.

« Je pense qu’il est temps », dit Caine.

« Oh ? »

Caine pointa du doigt la caisse non marquée mise de côté avec le reste des fournitures, puis se tourna vers le mékanicien, les bras croisés.

« Construisez-le ».

Ewan hocha la tête impassiblement, s’essuyant les mains sur un chiffon. Les gobbers, eux, furent ravis. Leurs visages se fendirent d’un rictus et le ton de leur étrange langue monta jusqu’à devenir strident. Ils bondirent sur le sol de l’écurie et se ruèrent sur la caisse, brandissant des barres à mines dans leurs mains vertes et griffues.

Caine sortit, attrapant un cigarillo dans l’une des poches de son pardessus. Avec un soupir, il s’aperçut qu’il ne lui en restait plus que deux. Il en tira un, le passa lentement sous son nez. Il alluma une flamme sous un poteau de lanterne et aspira profondément. Il leva les yeux vers la lune, se détendant un instant dans l’air frais de la nuit.

« C’est un très beau cheval que je vous ai vu monter. Comment s’appelle-t-il ? » La voix de la femme sortit de l’ombre. Caine se retourna, surpris par la silhouette à la lisière des ombres.

« Ils… euh, s’appelle Nessa », répondit Caine en mâchonnant son cigare face à cette compagnie inattendue. Ses yeux s’écarquillèrent lorsque la baronne s’avança dans la lumière. Elle était une vision parfaite, délaissant sa robe de jour pour un simple corsage vert et une jupe blanche. Son maquillage poudré avait disparu, révélant une peau lisse. Ses cheveux auburn tombaient sur ses épaules. Il aperçut une large marque sous les cheveux et grimaça. Embarrassée par sa découverte, elle tressaillit et se détourna.

« On dit que si l’on se marie pour de l’argent, on en gagnera jusqu’au dernier cent », prononça-t-elle faiblement en regardant la lande. Avec une profonde inspiration, elle se retourna enfin. « Il n’y a pas de victime ici, capitaine. Je savais dans quoi je m’embarquais. Vous en avez un autre ? Demanda-t-elle en montrant le cigarillo.

Caine vit l’étendue de l’ecchymose, du cou à la clavicule. Son visage se durcit et il jeta son cigarillo par terre.

« Ce fils de pute… » cracha-t-il, ses pas le menant déjà vers le manoir. Il fit trois pas avant qu’elle ne s’agrippe à son bras.

« Non. Il ne faut pas ! S’il te plaît ! »

Il y avait de la terreur dans ses yeux. Il l’imagina ainsi devant le baron, et a rage s’empara de lui. Il libéra son bras. Elle trébucha contre lui et tomba à genoux.

« S’il te plaît ! » pleura-t-elle.

Caine s’arrêta et se retourna. Il la vit à terre et secoua la tête. S’approchant d’elle, il passa un bras autour d’elle et la soutint. Les larmes coulèrent sur ses joues et elle le regarda avec gratitude. En lui, son sang bouillait, mais remarquant ses lèvres si proches et ses beaux yeux se noyant dans les siens, il fut pris d’une autre impulsion. Il se pencha vers elle et l’embrassa fougueusement sur la bouche.

Elle ne résista pas.

* * *

17
595 AR, Automne ; Frontière Khadoréenne près de Fellig

Caine courait. Vêtu d’une armure ajustée, fin et neuve sous un long manteau, ses jambes gonflées et ses poumons haletant.

Il était désormais un warcaster, du moins c’est ce que proclamaient les galons sur son épaulière. Lieutenant à part entière de l’armée du roi, il commandait désormais au peloton de soldats. Armé de la magie la plus puissante que l’académie puisse enseigner, il avait affiné sa visée stable jusqu’à obtenir une visée létale qu’il pouvait transmettre aux autres, si cela lui était utile. Il pouvait propulser ses balles vers l’avant pour toucher des cibles hors de sa portée ou même vers toute autre qu’il pouvait choisir. Comme Magnus, il avait appris à tordre les ombres autour de lui telle une cape pour empêcher les balles de le trouver. Mais surtout, la magie qu’il avait toujours connue était devenue plus puissante que jamais. Il pouvait lancer des éclairs plus loin et plus nombreux que jamais auparavant, et sa poussée de force s’était transformée en un dévastateur coup de tonnerre de puissance brute.

Cependant, le Lieutenant Allister Caine, le grand et puissant warcaster, courait pour sauver sa vie.

L’obus de bombarde frappa la terre humide à deux pas de Caine, projetant de la terre et le faisant voler avec une onde de choc de force. Il eut du mal à se relever, ses oreilles bourdonnaient. Abasourdi, il chancela et cracha de la terre. Alors que son audition revenait, il réalisa que l’impact n’avait été qu’un de correction. Le sifflement d’autre obus pleuvant au-dessus de lui le ramena à la raison tel des sels. D’un coup d’oeil, il repéra les tranchées du flanc gauche comme son meilleur choix d’abris. À l’intérieur, il put voir les pionniers du troisième peloton échanger des coups de feu à travers le no man’s land.

Ils étaient trop loin.

Cherchant désespérément un abri plus proche, il repéra un creux dans le sol. Il se concentra aussi fort que possible. Incertain de pouvoir s’enfuir à temps, il leva instinctivement un bras pour protéger son visage des obus approchants.

Le monde devint noir autour de lui. Il disparut.

À l’endroit où il s’était tapi une seconde auparavant, l’enfer se déchaîna. Les tirs de plus d’une douzaine de bombardes firent trembler la terre, et se propageant sur le flanc gauche. Les pionniers occupant la ligne hurlèrent bientôt dans le chaos des éclats d’obus et de la surpression.

De son abri, Caine se débarrassa de la terre le recouvrant et leva les yeux vers la crête. À mesure que la fumée se dissipait, elle révélait une vision surréaliste. Le blanc gauche avait dévasté, réduit à une terre labourée. Là où s’était niché un peloton complet, il n’y avait plus que des débris d’armure et les cris des mourants s’estompant. Il en eut le souffle coupé. Depuis son déploiement avec sa première armée, il avait connu son lot d’escarmouches avec les khadoréens. Jamais il ne les avait vus arriver avec telle puissance de feu.

Caine se releva et courut une fois de plus vers le flanc. Il sauta dans un cratère, cherchant à gauche et à droite le moindre signe de vie.

Il était seul.

Un sifflement retentit de l’autre côté du no man’s land. Trois longs coups. Il avait appris bien à les reconnaître. La Garde des Glaces chargeait après trois longs coups de sifflets. En jetant un coup d’oeil dans les fourrés du champ de bataille, il vit leurs ombres avancer. La force de la compagnie. Caine blanchit et regarda vers le centre de la ligne.

Là, les tirs groupés des Défenseurs cygnaréens de son côté se heurtaient aux volées sifflantes de mortiers des bombardes ennemies. Malgré tout cela, son camp semblait trop préoccupé pour s’occuper d’un flanc effondré. Il plissa les yeux face aux éclairs constants des pièces pyrotechniques et repéra ses propres warjacks.

Il avait reçu deux warjacks légers désignés sous le nom de Sentinelles, mais maintenant, alors qu’il en avait besoin, il s’aperçut qu’il les avait devancés pour renforcer le flanc. Ils oeuvraient sans lui, leurs massifs boucliers de fers étant régulièrement bombardés, mais donnant davantage en retour avec le claquement incessant de leurs mitrailleuses. Ils effectuaient des tirs de suppression tandis que les puissants Défenseurs derrière eux crachaient des salves successives ébranlant le sol. Caine regarda les Sentinelles, impuissant. Elles étaient trop loin pour être appelés et lui était trop loin pour se téléporter vers eux.

Allister Caine était seul.

La première vague d’assaut sur le flanc débuta. Les Gardes de Glaces sortirent en hurlant des fourrés, leurs silhouettes étant faciles à repérer grâce à leurs grands manteaux et à leurs chapkas en laine.

D’un étui en cuir ajusté, Caine dégaina deux pistolets brillants. Des Pistolets-Tempêtes. Deux exemplaires uniques, élaborés pour lui et lui seul, des revolvers à long canon, d’une facture exquise brillaient avec un complexe treillages de laiton et d’incrustations de runes amplificatrices de magie. Il les avait nommés Béatrice et Darlene, et les runes sur chacun brillaient à présent d’une lueur blanche à son contact, et il visa.

Le premier cracha, un chatoiement d’un halo de rune sur la bouche, et l’ennemi chargeant le plus proche tomba raide comme une planche ; l’icône de sa chapka transformée en trou fumant. L’autre rugit à son tour, avec une mesure égale de halo runique et de mort. Un autre khadoréen cria, s’agrippant la poitrine. La paire crachait en rapide succession, goûtant du sang à chaque fois, mais l’ennemi continuait à s’approcher.

Caine allait échouer.

C’était comme tirer sur un raz-de-marée. Il n’y avait rien à faire, il abattit trois autres khadoréens, six de plus surgirent par-dessus ceux qui étaient tombés. Une grêle de coup s’abattit sur Caine, et le champ d’énergie de son armure de warcaster s’affaiblit visiblement sous l’effet de la tension. Ils étaient trop proches, trop nombreux. Agenouillé, il cherchait de l’air. Le générateur arcanomékanique dans son dos crachait une fumée noire afin d’empêcher son champ d’énergie de s’effondrer. Béatrice était épuisée, Darlene aussi, quelques instants après. Il n’y avait nulle part où se replier. Un khadoréen hurlant n’était qu’à deux pas, le fer de sa hache dirigé vers le visage de Caine.

Caine ferma les yeux, résigné. D’une unique expiration, il laissa tout tomber. Peur. Colère. Regret. Une seconde devenue toute sa vie. Avec un dernier souffle, il attendit le contact de l’arme.

Elle ne vint pas.

Perplexe, il ouvrit les yeux. La hache était toujours là, peut-être un peu plus près. Mais elle restait là. Caine leva les yeux. La khadoréen hurlant s’était tu, mais son visage guerrier n’était pas moins féroce. Il était immobile comme une statue. Derrière lui, une trentaine de ses camarades étaient tout aussi immobiles.

Caine vit autour de lui un monde dépourvu de couleurs, seulement du gris délavé. Les bruits de la guerre, autrefois assourdissant, n’étaient plus qu’un sifflement sourd de bruit blanc. Un scintillement éthéré flottait langoureusement dans l’air, ses Pistolets-Tempêtes bourdonnaient faiblement. Puis il tilta.

Ce jour-là au stand.

Caine se souvint de ce moment. Sa magie, hier comme aujourd’hui, l’avait amené ici. Un espace entre les secondes, peut-être. Caine rit au spectacle, sa voix résonnant dans cet étrange paysage temporel. Il était incroyable de découvrir un tel pouvoir alors que tout espoir était perdu. Combien de temps avant qu’il ne reflue ? Il ne pouvait pas le prédire. Cela n’avait pas d’importance.

Il en profiterait au maximum.

Il cassa ses Pistolets-Tempêtes d’une pichenette, faisant tomber en cascade des cartouches usagées en laiton. En retombant sur terre, leur éclat s’estompa pour laisser place au gris omniprésent. D’un mouvement fluide, il tira des chargeurs rapides fixés à sa ceinture et les fit passer devant ses pistolets, puis les referma, chargé. L’espace se déforma autour de lui alors qu’il disparaissait, réapparaissant à une dizaine de mètres de la charge de la Garde des Glaces.

Caine ouvrit le feu.

Ses deux pistolets commencèrent à tricoter une mort radieuse de gauche à droite, un maelstrom de plomb. Chaque coup de feu jaillissant des bouches telle une explosion d’étoile, laissant derrière lui un sillage d’onde de choc concentriques. Les silhouettes étrangement immobiles devant lui répondirent avec leur sang. Lentement, il commença à se répandre dans l’air, formant des motifs abstrait.

Tant de sang…

* * *

Caine se réveilla en sursautant. Il se redressa et le regretta aussitôt. Il se recoucha avec une grimace, se tenant la tête et ferma les yeux. Avec une profonde inspiration, il les rouvrit et regarda autour de lui. Il se trouvait sur un lit de camp dans un hôpital de campagne. Une infirmière le surveillait et il lui sourit faiblement. Son sourire disparut l’instant d’après. À côté d’elle se tenait son commandant, le warcaster Major Horlis Abernathy, les bras croisés et l’ait plus sévère qu’à l’accoutumée dans son épaisse armure marquée par les combats.

Lorsque Caine croisa le regard de son commandant, l’homme à l’allure patricienne, d’une dizaine d’années son aîné, secoua la tête.

« Je ne le croirais pas si vous n’étiez pas juste devant moi. Il n’y a vraiment aucune égratignure sur vous ».

« Monsieur ? Le flanc, je ne l’ai pas… »

« Vous n’avez pas fait quoi ? Tuer toute la compagnie ? On peut difficilement vous blâmer. Ils ont fui après que vous avez abattu presque deux pelotons entiers ». Le Major Abernathy secoua la tête, incrédule. « Avec deux pistolets ».

Caine se frotta les tempes enflées. « Si vous le dites, monsieur. C’est flou pour moi ».

« Oui. Le flou, c’était vous. Vous avez arrêté l’avancée khadoréenne. Je n’ai jamais rien vu de pareil ».

Caine hocha la tête, son visage se transformant lentement en un sourire. Les yeux du major se plissèrent.

« Je serais négligent, en tant que commandant, si je ne trouvais pas à ride sur votre conduite. Si vous n’aviez pas abandonné vos warjacks en premier lieu, ils auraient pu également tenir le flanc sous votre contrôle. Bah. En fin de compte, je suppose que les résultats parlent d’eux-mêmes. Vous avez sauvé la situation, Capitaine Caine ».

Le major décroisa les bras et remit à Caine son nouveau grade. S’éloignant d’un pas, il salua. Caine se leva pour lui rendre le salut, bien qu’il grimaçât en se levant ».

« Infirmière, nettoyez-le et envoyez-le au mess des officiers. Je pense que nous avons mérité une célébration aujourd’hui ».

* * *

Des chopes s’entrechoquèrent de par et d’autre Caine alors qu’il avait son troisième whisky d’une traite. Mâchant son cigare à moitié consumé, il fit signe au barman de lui en envoyer un autre, tandis qu’un officier passant lui tapait le dos en guise de félicitation. Un piano jouait un refrain familier, « Le coeur de Cygnar », que les officiers autour de lui chantaient bruyamment. Les sourires l’accueillaient partout où il regardait, et il devait admettre que c’était étrangement attrayant. Jamais auparavant il n’avait obtenu une telle acceptation, ne s’était senti aussi bienvenu. Brandissant son cigare, il se tourna vers le capitaine à côté de lui, le verre levé. Peut-être qu’il pourrait s’y habituer. En faisant tinter son verre, il porta à son tour un toast. Une capitaine, effet, gloussa-t-il. Qui l’aurait cru, chez lui.

« Félicitations, capitaine », dit une voix par-dessus son épaule. « C’est un véritable exploit ce que vous avez réalisé aujourd’hui ». La voix était un murmure facilement reconnaissable. Caine se retourna. Le visage souriant de Holden Rebald l’attendait. « J’espère que vous n’avez pas oublié notre arrangement ? »

Caine secoua la tête, son sourire disparaissant rapidement de son visage. Il posa son whisky. Rebald, de son propre verre, but une gorgée et tendit son verre vers Caine.

« Profiter bien de la nuit, capitaine. Nous partons aux premières lueurs du jour ».

18
594 AR, Décembre ; Ceryl

C’était une matinée nuageuse alors que Caine se déplaçait le long de la digue, comme il l’avait fait presque tous les jours depuis son arrivée dans la cité côtière de Ceryl. Les vagues océaniques d’un hiver précoce se heurtaient aux brise-lames en pierre, blanche comme de l’écume et glaciales comme les os. Cette image avait fini par exercer une forte fascination sur lui lors de son affectation de compagnon, et il les fixait souvent depuis les fenêtres et les remparts du fort étant désormais son foyer. Que cela l’occupe ainsi n’était peut-être pas une surprise. Après tout, il n’avait jamais vu d’océan auparavant.

Il regarda le baleinier Chien Impudent sortir du port. Les hommes à bard chantaient bruyamment pendant leur travail, et même d’ici, il pouvait entendre les paroles de leur chanson alors qu’ils laissaient la civilisation derrière eux.

La garnison de la ville se dressait derrière lui, haute de huit étages, construite à côté du vieux phare. Prenant une profonde inspiration, il entama la longue montée des escaliers vers les remparts. Aussi encombrante que soit son armure, il s’y était habitué depuis longtemps et ne rechignait pas à emprunter la longue cage d’escalier. Trois saisons s’étaient écoulées depuis sa rencontre avec Rebald, et sous la direction de son mentor, le vénérable Seigneur Walder Brigham, l’armure avait été mise à rude épreuve. Caine comptait un moins une vingtaine d’escarmouches depuis son séjour avec le Seigneur Brigham, presque toutes contre des pillards des Îles Scharde orientale à l’ouest du port. À deux reprises, des poursuites eurent lieu avec des navires de reconnaissance khadoréens, persistant à tester la détermination de la vigilance côtière de Cygnar.

Ce qu’il n’avait pas eu, c’était des nouvelles du commandant en chef des éclaireurs. Depuis leur accord, on lui avait demandé de tenir un journal des navires au port, et rien de plus. Un coursier de Rebald venait le chercher chaque mois, mais il n’y avait rien de plus. Il commençait à penser que le marché avait été totalement oublié.

Caine porta ses mains à on souffle pour se réchauffer et regarda au-delà de l’horizon. Il se demanda où le Chien se dirigeait et, pour sa part, il se posait la même question.

Proche du sommet de la vieille cage d’escalier en pierre, il fut dépassé par des soldats de l’armée prenant leur service. Sur le rempart précédant le sommet du grand donjon, il entendit une voix familière et irascible s’élever.

« Allister ! Viens ici, gamin ! » Malgré lui, Caine sourit au vieil homme.

Au pied du mât du drapeau cygnaréen, haut de plus de quinze mètres, le seigneur Brigham prenait son thé du matin. Du gorgerin au soleret, son armure élaborée brillait, presque jusqu’à rendre fou, et sa longue cape doublé de fourrure noire battait au vent. Froissé comme du cuir, aux cheveux blancs, aussi vieux que son armure et tout aussi bien conservé. Héros à nombreuses reprises par le passé, maintenant sûrement sa dernière période de service. Un sourire toujours proche des lèvres, et en effet, il souriait largement alors que Caine passait la dernière marche.

« De quel navire s’agit-il ? » demanda le Seigneur Brigham en tirant sa barbe blanche soigneusement taillée et en observant la scène.

« Chien Impudent », monsieur.

« Ah oui. Il part à la chasse à la baleine au-delà des Scharde au cours des six prochains mois, je me risquerais à deviner… » L’attention du vieil homme se porta sur l’eau. Caine s’approcha du bord de la balustrade de pierre et observa les pêcheurs en contrebas tandis qu’ils vidaient leurs prises sur les quais.

« Allister, tu as été un bon élève ». Le vieil homme se mit à réfléchir, son attention revint brusquement. Caine leva les yeux des quais, surpris, et se tourna vers son mentor.

« Avant ton arrivée, on m’avait prévenu que tu serais difficile. Ton séjour ici ne s’est certainement pas déroulé sans incident, n’est-ce pas ? » demanda Brigham.

Caine hocha la tête, luttant contre l’envie de sourire, tandis que Brigham poursuivait. « Pourtant, pendant cette période, j’ai également été témoin de l’épanouissement de ton talent pour la guerre. Avec seulement une paire de pistolets, tu es devenu redoutable. Avec toi, j’ai peut-être enseigné à mon meilleur élève ».

L’aîné des warcasters porta son thé à ses lèvres, pensif.

« Mais il y a une autre partie à cela. Si je devais être franc, eh bien, il y a une part d’ombre qui te ronge. Je l’ai vu chez d’autres, des amis perdus au fil des ans. Crois-moi quand je te dis que tu feras la paix avec, sinon cela te consumera. Ce serait en effet une tragédie, car tu as bien plus à offrir, gamin, que ce que tu laisses percevoir au monde ».

Caine sentit inexplicablement ses joues rougir. Il détourna le regard, embarrassé. « Monsieur ? Pourquoi m’avouer de telles choses ? »

« Parce que je ne pourrai pas le faire demain ». Le vieil homme rit en sirotant son thé.

Les yeux de Caine s’écarquillèrent. « Est-ce que ça va, monsieur ? »

« Oui, Allister. Mais pas toi. En fait, tu nous quittes. J’ai déposé les papiers il y a une semaine, et ils sont revenus ce matin même ».

« De quoi parlez-vous ? »

« De ton apprentissage. Il est terminé. Tu vas être redéployé au sein de la première armée à Fellig la semaine prochaine ». Le vieil homme gloussa, en réponse à la surprise de Caine. Il avait l’air d’avoir oublié quelque chose.

« Je voulais t’offrir quelque chose », répondit le Seigneur Brigham en fouillant dans les plus de sa cape et sortir un petit artefact en laiton poli au bout d’une chaîne. Avec une gentille tape dans le dos, il le pressa dans la main de Caine.

« N’oublie jamais qu’il y a dignité dans cette vie, Allister. La moralité aussi, même si nous sommes souvent appelés à faire des choses terribles ».

Caine hocha la tête, voyant que le vieil retraçait son propre passé en parlant. « N’oublie jamais ça, si tu souhaites honorer ce pour quoi le Cygnar se bat ».

« Caine regarda l’artefact, curieux. En l’ouvrant, il vit une petite boussole, fabriquée avec une étonnante précision. Stupéfait, il ne put remercier son mentor qu’en murmurant. Le Seigneur Brigham acquiesça.

« Elle appartenait à mon père, Allister et je te l’offre maintenant. Il m’a dit quelque chose le jour où je me suis engagé, il y a si longtemps. Il m’a dit que suivre les ordres sans jamais se soucier de son coeur t’entraînera sûrement en enfer, peu importe ce qu’ils peuvent épingler sur ta poitrine. Je n’ai jamais oublié ces paroles, que Morrow ait son âme. Toi seul sauras à la fin de tes jours si ta vie a été digne, Allister. Puisse cette boussole te conduire à la même paix que celle que j’ai trouvée à la fin de la mienne ».

19
Deux Ans Plutôt

594 AR, Fin du Printemps ; Le Praesidium, Brainmarché

« Prisonnier 31071 ! Tu as de la compagnie ».

Caine se retourna sur son lit de camp et découvrit un spectre l’observant. Il passa une main sur ses yeux pour bloquer l’éblouissement et plissa les yeux vers la silhouette d’un homme masqué de l’autre côté des barreaux. Ses yeux s’habituant, il aperçut que l’étranger était décharné, tant au niveau du visage que de l’ossature. Pendant un moment, l’homme se contenta de le fixer, le visage vide.

« J’ai entendu une historie, il y a deux saisons », débuta l’homme en gris, sa voix à peine plus forte qu’un murmure et dépourvue d’accent. « Il semble qu’il y ait eu un remarquable incident lors de l’inspection de l’Académie de Stratégie Militaire de Caspia ».

Caine ne répondit rien, mais se leva de son lit.

« Le Roi Vinter avait demandé à un cadet de tirer sur une cible à vingt pas, ce qu’il a fait. Par la suite, on entendit un conseiller du roi se montrer, dirons-nous, peu impressionné. Le cadet a effectué un tir à ricochet ayant touché deux murs et un lustre avant de faire voler la broche du conseiller de son épaule, laissant tomber sa cape à ses pieds.

Les pas des l’homme en gris s’arrêtèrent et il porta un long doigt à ses lèvres : « Le roi remarqua le glorieux avenir que ce cadet avait devant lui. C’est donc une d’une intéressante ironie qu’il disparaisse quelques mois plus tard, n’est-ce pas ? »

Caine lança un regard noir à l’homme en gris. Il se leva, puis vida sa vessie dans le seau près du lit.

« Pourquoi es-tu ici ? » Insista l’homme en gris, la voix toujours basse. « Nous savons tous les deux que tu peux partir à tout moment ».

« C’est ici que je dois être, n’est-ce pas ? En fin de compte, je suis rien de plus qu’un voyou. Un tueur ordinaire. N’est-ce pas ? » marmonna Caine en rattachant ses culottes.

« Un tueur exceptionnel, en fait. Une telle chose, je le crains, est une denrée précieuse par les temps qui courent. Au-delà de cette cellule et de ton apitoiement, notre nation est au bord du gouffre. Depuis que le Roi Leto s’est emparé du trône face à la corruption de son frère Vinter, nous sommes plus vulnérables en tant que nation que jamais ». Caine n’était toujours pas impressionné. L’homme en gris fit une pause. « J’ai décidé que Leto était le meilleur homme pour le Cygnar. Je veux le maintenir sur le trône, par tous les moyens disponibles. J’espère que t’engageras également pour cette cause ».

« C’est vrai ? » Se moqua Caine.

« Je sais que le patriotisme n’est pas une de tes vertus. Cependant, je crois savoir que tu as été fier de ta carrière.

« Oui, eh bien, tout cela est du passé, comme vous pouvez le constater. Ce n’est rien de plus que ce qu’on pouvait attendre de moi ».

L’homme en gris sortit une lettre des plis de son manteau.

« Il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. J’ai ici le moyen de faire table rase pour ainsi dire. Je t’ai obtenu une grâce. Tu pourrais affecter à la reprise de ton apprentissage de compagnon. Dès demain, si tu le souhaites. Je ferai ainsi appel à tes services chaque fois que je le jugerai opportun, sans exception.

« Vous avez perdu votre temps en venant ici ». Répondit Caine en s’appuyant contre le mur de sa cellule, les bras croisés.

« Je vois. Alors tu te contentes de te complaire dans ton échec ? L’homme en gris le regarda. « De connaître une fin plus ignoble et plus obscure encore que celle de ton imbécile de père ? »

Le visage de Caine trahit la surprise. L’homme en gris insista.

« Oui, c’est vrai. Il est mort la semaine dernière. On ne te l’a pas dit ? Non, je suppose que non. Qu’est-ce que cela peut te faire ? Qu’est-ce que ça peut faire ? »

La rage indignée s’empara de Caine. Il jeta un coup d’oeil à l’homme nerveux devant lui, envisageant de lui tordre son migre cou. L’homme observa sa colère froidement, haussant un sourcil.

« Oui. Supposons que tu veux me tuer ? Et alors ? »

Caine secoua la tête. Ses pensées étaient-elles si transparentes. Frustré, il se détourna.

« Mon offre expire avec moi, et tu finiras soit à la potence, soit pourchassé le restant de ta courte vie par ceux qui sont très certainement tes égaux ».

« Vous devriez y aller ».

« Peut-être que tu as raison ».

Caine ne répondit rien, mais agrippa les barreaux de sa fenêtre. Il entendit l’homme en gris se retourner pour partir. Des pas résonnèrent dans le couloir, de plus en plus lointain. Caine regarda depuis sa fenêtre en secouant la tête.

Non. Non ! Il ne se laisserait pas si facilement manipuler. Sauf…

Jetant un coup d’oeil vers la porte d’entrée dessous lui, il ferma les yeux et plia l’espace autour de lui. En un éclair, il se retrouva adossé au mur du donjon, les bras croisés. L’instant d’après, l’homme en gris franchissait la porte principale. Lorsqu’il aperçut Caine, il ne sembla pas du tout surpris. Au contraire, il sourit légèrement.

« C’est un plaisir de te rencontrer enfin Lieutenant Caine. Mon nom est Holden Rebald, Commandant en Chef des Éclaireurs du roi. Il tendit une main gantée, regardant Caine dans les yeux.

« Alors, nous avons un accord ? »

20
Trois Ans Plutôt

593 AR, Hiver ; Orven

« Compagnon Caine ! Nous y sommes presque, monsieur ». Cria le Lieutenant Gangier.

Caine n’écoutait pas, bercé qu’il était par le claquement régulier des fers de son cheval contre les pavés.

« Compagnon Caine, monsieur ! » Répéta l’officier subalterne fusilier, regardant Caine avec perplexité.

Caine se redressa, regardant le lieutenant bien emmitouflé dans sa tenue d’hiver, chevauchant à ses côtés. Les rues d’Orven grouillaient de vie autour d’eux, et les lumières et les décorations du prochain festival hivernal étaient partout où l’on regardait. Sous son armure, Caine frissonna et resserra sa cape autour de lui.

« La gare est juste devant, vous voyez ? »

Caine acquiesça, essayant toujours de se réfugier dans son armure pour se réchauffer. Il ne s’était pas habitué au poids de l’armure, même après un an, et elle frottait malgré les huiles et les baumes adoucissants qu’il avait appliqués sur la doublure en cuir. Il détestait particulièrement le fait que le plastron se coince sur sa poitrine lorsqu’il était essoufflé. Il avait l’impression d’être pris au piège. Malgré tout, il ne pouvait nier que c’était la première chose qu’il portait qui était neuve, adaptée à lui. Il y avait quelque chose de confortable là-dedans. Ce qu’il aimait dans son armure, c’était ce qui blasonné sur le contour des épaulières. Là, à gauche, le Cygnus gravé en or, et à droite, les protubérances blanches incurvées de son rang. Après un an de formation à Caspia, il était entré dans la phase finale.

Il était compagnon warcaster.

« Alors, où vous envoient-ils, lieutenant ? » Caine se pencha nonchalamment, saisissant les rênes. L’officier subalterne au visage frais s’éclaira, ralentissant son cheval tandis que les enfants couraient devant.

« En route pour la garnison de Nordgarde, monsieur ».

Caine grimaça à cette formalité. Il devait admettre qu’il en était venu à apprécier la compagnie du jeune officier. Son accent occidental semblait face à l’oreille de Caine, lent et mesuré, mais il parlait sérieusement, un effet que Caine trouva immédiatement désarmant. Malgré leur rang techniquement égal, le lieutenant s’en était remis jusqu’à présent à l’autorité de Caine en matière d’arcanes. Caine décida qu’il était temps d’y mettre un terme.

« Appelle-moi Allister. Nous sommes tous les deux des apprentis, hein ? »

Le visage jeune du lieutenant s’éclaira d’un sourire chaleureux.

« Très bien… Allister. Tu peux m’appeler Gerard, même si seule ma mère le fait. À la maison, on m’appelle simplement Gerdie

« Alors tu as fini l’Académie et tu pars affronter les khadoréens à Nordgarde ? »

« Comme mon père avant moi, Morrow paix à son âme. Rien d’aussi excitant que ton poste, j’ose le dire ». Gerdie sourit, ses yeux s’illuminèrent.

« Ech, en bien… » Se moqua Caine avec une fausse modestie.

« Muté comme apprenti sous les ordres du Commandant Magnus ? Monsieur, je veux dire Allister ? Es-tu fou ? C’est une légende vivante ! La rumeur dit que c’est lui qui tas choisi ! Y a-t-il du vrai là-dedans ? »

« Aucunement », répondit Caine avec un sourire.

Devant eux, un sifflet à vapeur retentit et les puissantes roues du train hurlèrent le long des rails, annonçant son arrivée dans la gare bondée. Le long train était chargé de passagers, heureux de débarquer après leur long voyage à l’étranger. Descendant de cheval, Caine et Gerdie amenèrent leurs montures aux écuries militaires attenantes à la gare. Caine donna une tape sur le museau de sa jument alors qu’il confiait les rênes à un garçon d’écurie roux. Se tournant, il observa le train qui l’emmènerait vers le nord. La foule qui s’interposait était intimidante, mais lui et Gerdie réussirent à se frayer un chemin. Devant eux, un aboyeur annonçait des troubles à Caspia, dans le sens comme s’il venait d’arriver. Caine fronça les sourcils en entendant les mots « menace pour Vinter » et « défis pour Leto », mais continua à avancer, les oubliant rapidement. C’est alors qu’une main dans la foule le frôla.

Qu’est-ce que c’était ?

La main flotta doucement tel un papillon et deux fois plus vite jusqu’à sa ceinture. S’il n’avait pas lui-même le don de magie et des années comme pickpocket, il l’aurait raté.

Caine réagit en une fraction de seconde.

Il lança sa propre main vers l’avant, et saisit la main baladeuse. Le voleur était bon, d’accord. Audacieux ou fou de tenter ce coup sur un officier armuré. Sa fatale erreur avait été de manquer rater son rang arcane sur l’épaule de Caine.

« Pardon, monsieur ! Je ne l’ai pas fait… » dit un visage fatigué du monde, alarmé, puis il s’arrêta. Il y avait de la confusion dans ses yeux. Caine se tourna vers l’homme tout aussi abasourdi. Le visage était cicatrisé, prématurément usé, les cheveux ébouriffés, mais d’une nuance de route familière. Il manquait deux doigts à la main qu’il tenait, mais il réalisa tout de même à qui elle appartenait.

« On dirait que tu as trouvé tes pierres après tout, hein Tylen ? » il sourit.

Son ancien partenaire sourit, ses yeux s’illuminant de soulagement et de surprise.

« Allie ? J’en crois pas mes yeux ! Serait-ce possible ? En vie et en personne ?


Caine lâcha sa main et hocha la tête.

« De même mon pote ».

Tylen s’émerveilla de sa transformation de voyou en militaire pur et simple.

« Nous pensions – nous craignions – qu’Horace avait tenu parole. Maintenant que je te vois, je ne suis pas sûr qu’il s’agisse un destin pire que ça ! »

Caine rit et lui donna une tape dans le dos. Les présentations furent faites. Gerdie, obligé de prendre leurs billets au kiosque à l’intérieur, ressortit. Tandis qu’il s’éloignait, Caine fronça les sourcils.

« Tylen, que fais-tu à Orven ? »

Le visage de son ancien complice devint grave à cette question, et il tendit sa main mutilée. Caine la regarda, plissant les yeux.

« Tu t’es fait pincer, Ty ? »

« On peut dire ça », admit Tylen. « Lorsque le Boss Dakin est mort l’année dernière, Horace a pris le relais. Il a jugé bon de faire quelques exemples ». Caine acquiesça, les yeux plissés à ce nom.

« La première chose qu’il a fait a été d’écraser quelques personnes comme moi. Il s’est assuré que nous comprenions que soit nous travaillions pour lui, soit nous ne travaillons pas ». Tylen exhiba sa main à trois doigts avec une fierté ironique.

« Après cela, il a ouvert son livre de rancunes. Il l’a cherché pendant longtemps. La prime était élevée, mais à la fin, il t’a cru mort, comme nous tous. Écoute, qu’est-ce qu’il a fait à ton paire ? Je suis vraiment désolé, Allie. Il ne le méritait pas ».

Caine sentit la colère monter en lui. Son regard était à la fois intense, perçant.

« Qu’est-ce que tu racontes, Tylen ? »

« Bon sang. Je pensais… »

Le monde Caine se remplit de rouge. Ses oreilles lui brûlaient et il eut l’impression que les secondes s’écoulaient à une vitesse d’escargot. Il saisit brutalement Tylen par l’épaule.

« Vivant ? … Il est vivant, Tylen ? »

« Oui… mais Caine, il est… euh, ow ! Tu me fais mal ! » protesta Tylen. Caine le relâcha aussi vite qu’il l’avait attrapé et se retourna pour partir. Ce faisant, Gerdie revenait, se frayant un chemin dans la foule avec les billets à la main.

« Hello ! » lui cria l’officier subalterne à travers la circulation piétonnière bruyante. Caine ne répondit pas, mais se tourna vers son vieil ami.

« Dis-lui de continuer sans moi. J’ai quelque chose à faire ».

Tylen hocha la tête et regarda Caine disparaître dans la foule.

* * *

Caine franchit la vieille porte rouge, affolé. Elle lui paraissait si vieille et si fragile à présent, comme un objet datant de plusieurs siècles. L’intérieur de la maison n’avait pas mieux résisté, plus défraîchie que jamais il ne l’avait vue. Le couloir sentait la mort. Des baumes et des liniments flottaient de la cage d’escalier au-dessus.

Alors qu’il entrait dans le hall d’entrée, un cri de surprise vint de la pièce d’entrée. Sa petite sœur, Bethany, le regardait fixement. À genoux, elle frottait la boue d’une paire de bottes de travail, tandis qu’une douzaine d’autres attendaient d’affilée. Elle leva les yeux de sa corvée, la bouche grande ouverte. La vue de son frère mort, mais aussi devenu soldat, l’avait transformée en statue.
« Beth ! » Caine s’approcha d’elle, se mettant à genoux et posant un bras sur son épaule. Elle s’élança pour l’étreindre, manquant de le faire tomber. Il lui rendit l’étreinte, la serrant avec intensément. Elle ne dit rien, mais se mit à sangloter sur son épaule. Il lui tapota la tête et se recula suffisamment pour la regarder dans les yeux.

« Papa. J’ai entendu dire qu’il… est-ce qu’il va bien ? » demanda-t-il doucement.

Bethany renifla, toujours sous le choc de la vision s’offrant à elle. Elle regarda au-delà de l’exigu hall d’entrée et vers les escaliers. Caine suivit son regard et hocha la tête. La tapotant une fois de plus, il se leva et se dirigea vers les escaliers.

La chambre était calme et sombre, avec des rideaux moisis retenant le soleil de fin d’après-midi. S’il n’y avait pas eu une respiration saccadée dans l’ombre, Caine aurait pensé que la pièce était vide. Tirant les rideaux, il vit son père allongé devant lui sur le lit. Le vieil homme était presque immobile et moribond, comme il ne l’avait jamais vu. Ses yeux fixant le plafond d’un air absent. Il avait vieilli de vingt ans en un peu plus de deux ans, si l’on en croyait les apparences. Ses cheveux avaient été réduits à seulement quelques mèches blanches, et sa silhouette autrefois charnue était maintenant presque squelettique. Caine remarqua une inquiétante cicatrice autour de son cou, tel un inégal collier.

Puis il cessa de respirer. Caine se précipita à ses côtés, posant une main sur son bras décharné.

Convulsant, le vieil homme trembla comme s’il était possédé, puis fut ravagé par une toux sèche. Sa gorge s’éclaircit, il respira à nouveau lentement et péniblement dans ses poumons atrophiés.

Caine s’assit sur une chaise à côté du lit et pris sa main en coupe. En il se pencha en avant, s’approchant de l’oreille de son père.

« P’pa ? » Il regarda Seamus, ne sachant pas quoi faire. Petit à petit, son visage se durcit.

Il ouvrit son long manteau, révélant le plastron de son armure. « Regarde ça ! Me vois-tu ? Suis-je encore un voyou pour toi ? Est-ce qu’un voyou porte l’armure du roi ? »

Caine observât le visage de son père, attendant désespérément un signe. Il n’y eut aucune lueur de reconnaissance dans ces yeux gris et flous. Ils se contentaient de fixer le plafond au hasard. Au fur et à mesure que l’attente se prolongeait, sa tête se mit trembler lentement. Deux années de dépit et de colère refoulés s’écoulèrent de lui et il s’affaissa dans le fauteuil en expirant longuement.

« Tu ne pouvais pas me laisser faire, n’est-ce pas ? » murmura-t-il.

« Il est comme ça depuis qu’ils l’ont battu », prononça Bethany depuis l’embrasure de la porte.

« Morrow, pardonne-moi, ils auraient dû le laisser mourir là-bas. Je jure que cela aurait été mieux. Mieux que ça », ajouta Bethany, le visage rougi. Caine fut choqué de voir à quel point elle lui rappelait sa mère la dernière fois qu’il l’avait vue.

« Où étais-tu, Allister ? Nous pensions que tu étais mort ».

« Je suis désolé, Beth… Je devais y aller ».

Elle hocha la tête sans un mot, venant à ses côtés. Elle baissa les yeux sur leur père, à la respiration sifflante, s’essuyant les yeux.

« Pourquoi ? Pourquoi est-ce arrivé ? » demanda-t-il.

« Qui sait ? » Bethany s’assit sur le lit, pris la main décharnée de Seamus et la caressa lentement.

« Maman a dit qu’il avait payé sa dette au Boss Dakin. Cela aurait dû être la fin. Mais quand Horace a pris la relève, il est venu le chercher, comme s’il avait un compte à régler. Il n’a jamais dit pourquoi. Sa bande a pendu P’pa sur la place de marché, à la tour de l’horloge, à la vue de tous. Il y est resté cinq minutes avant que quelqu’un prenne la peine de le descendre. Horace en a pendu une douzaine d’autres comme lui en une semaine. Tout le monde l’a vu, mais aucun témoin, bien sûr ». Bethany le regarda, mais Caine détourna le regard, la mâchoire serrée. Se levant, il se dirigea vers la porte.

« Où vas-tu ? Maman va bientôt rentrer de son service. Elle voudra savoir si tu vas bien », plaida-t-elle.

« Je ne suis pas bien, Beth. Pas du tout ».

* * *

Caine marchait dans la rue, le meurtre dans les yeux. Malgré la froideur, la rage brûlait en lui plu fort que la centrale énergétique à l’arrière de son armure. En fin de compte, trouver Horace ne fut pas un défit. Quelques ivrognes éméchés n’avaient pas tardé à l’informer que lui et son équipe se trouvaient à la Chaudière, comme la plupart des nuits, tout comme il l’avait fait la dernière fois que Caine l’avait vu. En s’approchant du bar, il put entendre l’air d’un violoniste et d’une foule bruyante chantant avec lui. S’approchant de la porte, il sortit son arme. Les quelques personnes rassemblées près de la porte lui jetèrent des regards effrayés et s’empressèrent de dégager la voie. Tout sauf un, Même dans sa rage, il reconnut l’ancien homme de main d’Horace à la main cicatrise qu’il avait tendu vers lui. À sa décharge, le grand tint bon, osant même s’emparer de sa propre arme.

Trop tard.

Trois enjambées après, Caine explosa de rage. Un arc de force projeta le truand contre les épaisses portes en bois, qui à leur tout se brisèrent tel du bois d’allumettes. Dans la taverne, le violoniste s’arrêta et brusquement la foule en délire se tût.

Caine enjamba la porte brisée et le truand inconscient, passant devant des clients stupéfaits qui avaient été renversés par la force de l’impact.

« Horace ! » Cria-t-il devant une foule abasourdie, les yeux brûlants comme des braises. « Sors de ton trou ! » Depuis le box du fond, Horace était assis, une servante à chaque bras. Le truand cligna des yeux, la tête penchée d’un air interrogateur. En vérité, Horace ressemblait encore beaucoup à ce que Caine avait vu la dernière fois, il n’en avait pas moins la face squelettique qu’avant. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, il ne pouvait pas sembler plus différent. Là où Caine avait vu un adversaire ou une menace, il ne voyait plus qu’une proie.

Peu à peu, Horace commença à se bouger, plissant les yeux en signe de reconnaissance. « Bien sûr, bien sûr… J’arrive ». Cria-t-il paisiblement, s’adressant à moitié à la foule. Ses hommes le regardaient bouger, attendant le signal pour agir. Il leur fit signe de s’en aller, de s’éloigner du box.

Caine hocha la tête et se tourna vers la porte. Dans le silence feutré de la pièce, il entendit le bruit d’un pistolet qu’on armait.

Il sourit.

Revenant sur Horace en un clin d’oeil, son arme cracha une fois, un coup de tonnerre dans l’espace clos. Horace poussa un cri de consternation lorsque le tir fit tomber son arme au sol. Serrant sa main engourdie, il lança un regard noir à Caine.

« Tu veux faire ça ici, hein ? Bien. Ramasse ». Caine rengaina son arme, croisant les bras.

Le truand plongea vers l’arme, roulant derrière de ses précieuses serveuses s’étant cachée sous la table entre-eux. L’attrapant par le cou, il la souleva pour en faire un bouclier. Se penchant derrière l’épaule de la jeune femme, il tenta une nouvelle fois de braquer l’arme sur Caine.

Le deuxième pistolet de Caine cracha, suivit d’un autre coup de tonnerre et d’une corolle de fumée. Horace relâche la jeune fille et se roula par terre, à l’agonie. Sa main gauche avait été réduite en une masse de viande et de sang jaillissant. Une fois de plus, Horace avait lâché son pistolet. Caine, quant à lui, avait rechargé et rengainé.

« RAMASSE ! » aboya Caine, sa rage à son comble.

Horace, tremblant de douleur et de colère, tendit la main vers son pistolet. Il se redressa au prix d’un grand effort, haletant sous l’effet du choc. Caine l’observait, les bras croisés. Un bras tremblant souleva le pistolet pour viser, et essaya une fois de plus de tirer. Une fois de plus, la bouche du canon brilla et un coup de tonnerre rugit.

Horace chuta au sol en hurlant, sa rotule disparue.

Caine s’avança d’un pas insouciant vers le truand qui gémissait désormais. Cette fois, Horace n’osa pas toucher son arme. Il ne faisait que gémir lorsque Caine s’agenouilla pour lui remettre.

« Non ? » C’est tout ce que vous avez ? Personne d’autre ? Personne n’est capable de m’offrir un vrai combat ? » cria en jetant un regard circulaire furieux dans la taverne. Le silence lui répondit. Les clients restants, observant avec terreur sous leurs tables et derrière le bar. Les truands qu’il avait répérés et marqués avaient disparu. Il prit une profonde inspiration. À mesure que sa rage se calmait, ses manières devenaient détachées et calculatrices.

« Ainsi soit-il ».

Caine repoussa l’arme d’Horace puis se pencha sur lui pour le saisir par la chemise avec un grognement. Passant le bras valide du truand sur son épaule, Caine le remit debout.

« Allez, Horace. Nous allons nous promener ».

Sur le marché, orné de lumières colorées et de couronnes de Noël les deux hommes claudiquaient. Horace boitait pour suivre le rythme de Caine, il criait à chaque pas. Devant eux se tenait la grande Tour de l’Horloge du Marché, haute de cinq étages et ornée de rameaux de fête. Horace leva les yeux vers elle, la panique se lisant sur son visage.

« Je me souviens de toi… écoute, on peut résoudre ça, hein ? » plaida-t-il.

« Certainement ».

« J’ai de l’argent, tu sais ? Tu peux… prendre… autant que tu veux ». Il adressa un faible sourire par-dessus la douleur, essayant de paraître sympathique. Caine regard froidement Horace.

« Je voulais un moment. Tu me l’as pris. Tu peux me le rendre ? »

Le truand, déconcerté, le regarda d’un air absent.

Caine jeta un coup d’oeil vers le ciel, sa concentration se renfonçant. Fermant les yeux, il plia le monde autour de lui. Au prix de grands efforts, il amena le gangster blessé avec lui Le duo disparu, pour réapparaître sur le podium devant la tour de l’horloge. Respirant lourdement, Caine se balança sous l’effort qu’il avait fourni pour en faire apparaître un autre. Horace, désorienté par la téléportation, tomba à genoux, éclaboussant son dîner sur le côté de la passerelle. Tandis qu’il se relevait, Caine reprit son souffle et jeta un coup d’oeil à la gargouille à l’ange de la tour.

Cela fera l’affaire.

Il se pencha pour détacher une corde attachée à la gargouille. Cette corde était emmêlée avec des branches à une tour inférieure voisine. En tirant brusquement et avec force, la corde se détacha à l’autre extrémité, et les branches glissèrent jusqu’au sol. Alors qu’il enroulait la corde autour de son bras, le cadran géant rétro-éclairé de l’horloge marquait l’heure, les aiguilles de fer défilaient avec des battements forts et réguliers.

Toujours désorienté et à genoux, Horace ne se rendit pas compte que Caine confectionnait un nœud coulant avec la corde et l’attachait. Regardant par-dessus le bord, Caine remarqua que son spectacle avait rassemblé un large public, qui comprenait enfin les forces de l’ordre local. Les gardes crièrent de s’arrêter et de se rendre. Un Horace piteux au visage plat, leva les yeux vers Caine, essuyant la salive de ses lèvres.

« Pas comme ça. Pas… » Horace haletait tandis que Caine lui passait la corde au cou.

« Juste comme ça ».

Caine expulsa Horace de la passerelle d’un coup de pied. L’ex-truand tendit la corde avec un bruit sec, et ne convulsa qu’une fois avant de devenir un dernier ajout aux décorations des fêtes.

Caine disparu de la passerelle, pour réapparaître sur les pavés, vacillant un instant avant de tomber à genoux. Les gardes arrivèrent de tous côtés, l’armes aux poings, et il leva les mains d’un air moqueur.

« Bien. J’ai fini ».

21
Quatre Ans Plutôt

592 AR, Été ; Académie de Stratégie Militaire, Port Bourne

Caine se tenait droit et concentré aligné avec une douzaine d’autres comme lui le long du champ de tir. Par une journée nuageuse, ils se tenaient à l’abri dans les épais murs de pierre de l’académie. Chacun était vêtu des capes bleues et grises patinées des cadets Mages Balisticiens de la Tempête Mystique. Leur panoplie état complétée par un tricorne, des lunettes de tireurs d’élite et l’arme de poing de marque, un pistolet cinémantique, rangé dans un étui à la taille.

À vingt pas de distance, l’équipe dans les fosses de la galerie mékanique complexe commença à faire fonctionner les rouages.

Derrière les cadets, le sergent-artilleur faisait les cents pas en ajustant ses propres lunettes. Ensuite, il serra ses mains derrière son dos et se racla la gorge.

« Cadets, à vos MARQUES ! » hurla-t-il d’une voix très mesurée.

Caine plia les poings et stabilisa sa respiration. Derrière ses propres lunettes, il cligna des yeux, comptant les points de la mêlée dans son couloir. Il écouta les pas du sergent derrière lui. Devant lui, la galerie s’animait. L’instructeur faisait encore les cents pas, sur le point de donner le mot… jusqu’à ce que…

« Cadets, FEU ! »

D’un mouvement fluide et délibéré, Caine sortit de son étui un pistolet richement gravé. Les runes gravées sur le canon brillaient faiblement à son contact. Régulièrement, il visait vers le bas et observait. Dans le couloir de chaque cadet se trouvait un kaléidoscope de cibles colorées et animées. Certaines se précipitaient de gauche à droite, d’autres se déplaçaient selon des motifs ou en arcs de cercle.

« Deux minutes ! » hurla le sergent-artilleur.

Caine aligna sa première cible. D’un murmure et d’une légère pression, le canon de son pistolet explosa avec une flamme scintillante. Des runes mystiques tourbillonnaient autour de son tir, le suivant comme un feu d’artifice. Il avait murmuré Briser, exactement comme ils avaient été entraînés, jour après jour ces huit derniers mois. Le mot lui avait-il appris, n’était pas aussi important que les pensées qu’il évoquait. Avec la bonne pensée, la volonté du mage balisticien s’imposait à son arme, et le tir lui-même s’en trouvait grandement modifié.

Dans le grand cadre du stand de tir mékanique, une plaque d’acier peinte en bleu s’agitait de haut en bas jusqu’à ce que le tir de Caine l’atteigne et qu’elle se brise comme autant de confettis.

L’un après l’autre, les cadets à sa gauche et à sa droite firent de même, murmurant leurs propres mots de pouvoir. La cour résonnait de la cacophonie des tirs ensorcelés.

Caine n’y prêtait aucune attention. Il était dans sa tête, les mains se déplaçant pour recharger sans lui, alors qu’il se concentrait sur sa prochaine cible. Cinq autres tirs et cinq succès de plus alors que les secondes s’égrenaient.

« Une minute ! »

Alors qu’il se concentrait, le monde autour de lui ralentit, s’assombrissant jusqu’à l’obscurité. Seules les cibles à distances semblaient encore vivantes, car elles entraient et sortaient de la cohue en quantité infinie. Il y avait des cibles rouges, articulées et lestées de briques. À eux, Caine chuchota Foudre, son tir se brisant à l’impact avec suffisamment de force pour les faire reculer. Il y avait aussi des cibles jaunes tournoyantes, placées bien à l’écart des autres. C’est à celles-ci que Caine murmura Portée, poussant son tir de plus en plus loin. Chaque fois que son pistolet se vidait, il s’arrêtait mécaniquement pour le recharger et tirait à nouveau sans hésitation. Il n’en avait encore manqué aucun.

« Trente secondes ! »

Il lui restait deux cartouches à la ceinture. Un score de treize était déjà impressionnant, à un point du record. Pourtant, il sentit une curiosité ludique l’éloigner de l’urgence du test. Il s’était souvent demandé, au cours des mois précédents, s’il ne pouvait pas évoquer une nouvelle façon d’augmenter son tir. Caine sourit en rechargeant. Pourquoi ne pas essayer ? Qu’avait-il à perdre ? Son esprit s’emballa alors qu’il rechargeait, excité de repousser de nouvelles limites. Son arme chargée, il concentra ses pensées. Il tendit la main, visant et tirant avec fluidité. Rebondir, murmura-t-il cette fois. Il regarda le tir voler et hocha la tête devant le résultat irrégulier. Pas mal, mais il pouvait faire mieux. Ses mains tremblaient tandis qu’il rechargeait, il avait désespérément envie d’un nouvel essai. Il visa à nouveau, et murmura encore une fois. Rebondir. Le coup de feu jaillit de la bouche et se dirigea vers la galerie. Les cibles se fissurèrent, se brisèrent et tombèrent, alors que le tir magique ricochait entre elles. Caine sourit au spectacle.

« Cadets, CESSEZ LE FEU ! »

La main de Caine remit l’arme dans son étui. Il adopta une posture de repos, croisant les mains derrière le dos. Prenant une inspiration, il laissa son attention vagabonder jusqu’à ce qu’il entende le pas de l’instructeur derrière lui.

« Cadet Caine, rompez ».

Avec des mouvements mesurés, Caine recula, et de plus d’un pas. L’instructeur se déplaça pour prendre sa position dans le couloir, regardant vers le bas.

« Couloir huit ; indiquez ! » Cria le sergent. Du niveau inférieur de la galerie sortit un bâton au bout duquel était fixé une ardoise Un numéro y avait été noté à la craie. Autour de lui, les camarades cadets de Caine commencèrent à murmurer. De son côté, l’instructeur commença à pester. « Cadet Caine ! Voudriez-vous m’éclairer sur la note parfaite pour cet examen ? »

« Quinze, sergent-artilleur ! » répondit Caine.

« Remarquable. Essayer de deviner pourquoi ce score n’a pas été battu depuis la fondation de cette école, cadet Caine ? » Il grogna. Caine évita de regarder l’hargneux instructeur, gardant les yeux baissés.

« Parce que nous ne recevons que quinze cartouches, sergent-artilleur ! »

« Brillant, cadet ! » Le sergent le contourna, étudia son visage à la recherche d’un signe de culpabilité. « Alors comment expliquez-vous votre score ?! »

Caine regarda le nombre griffonné sur l’ardoise. Il était noté dix-sept. Caine se retint de sourire, mal. L’instructeur s’en aperçut et entra immédiatement dans une colère noire, jurant ses grands dieux contre son insubordonné cadet. Enfin, il se calma.

« Je dis que vous êtes un tricheur ».

Caine se renfrogna. « Je n’ai pas triché, sergent-artilleur ! J’ai juste essayé quelque chose de différent… »

Si son explication visait à apaiser le sergent, elle eut exactement l’effet inverse. Le visage du pistolero grisonnant se teinta d’indignation.

« C’est c’la, Cadet Caine ? Vous voulez me faire croire que vous avez improvisé une nouvelle évocation sur place ? Suffisamment perfectionnée pour abattre plus de cibles que vous n’avez de tirs ? » Caine commença à ouvrir la bouche ? « Ne répondez pas ! J’ai compris, vraiment. Vous avez reçu un peu d’aide de vos camarades, c’est ça ? Combien ça vous a coûté de les persuader de faire des tirs croisés dans votre couloir ? Couloir sept et neuf, indiquez ! »

De nouveau, des ardoises avec des numéros griffonnés surgirent de la galerie, dans les couloirs adjacents à celui de Caine. L’instructeur se dirigea vers les cadets à gauche et à droite, comparant les chiffres à la craie avec les munitions restantes dans leurs bandoulières. Ses lèvres bougeaient tandis qu’il comptait pour lui-même.

Puis il s’arrêta.

« Cadets, ROMPEZ ! » aboya-t-il en pausant une main contraignante sur l’épaule de Caine. « Cadet Jenkins ! Faites-moi venir le lieutenant ! » Un à un, la classe de Caine passa devant lui. Le sergent-artilleur était devenu curieusement silencieux pendant qu’ils attendaient. Une minute plus tard, le lieutenant de l’école de combat sortait à grands pas du réfectoire, visiblement agacé.

« Il faudrait mieux que ce soit pour une bonne chose, sergent-artille », grommela le lieutenant en approchant. En remarquant Caine debout à côté du sergent-artilleur, il leva les yeux au ciel. « Gloire à vous ! Allons-nous encore parler du Cadet Caine ? Qu’est-ce que c’est cette fois cadet ? Pris avec de la gnôle dans la caserne ? Encore des combats ? » L’exaspération du lieutenant était palpable.

Le sergent-artilleur salua vivement lorsque l’officier s’arrêta devant lui, et Caine se tint au garde-à-vous.

« Pas cette fois, monsieur ». Répondit le sergent-artilleur. « Il semblerait que le cadet vienne d’obtenir un score légitime de dix-sept au test de tir ».
Le lieutenant se lécha les lèvres et cligna des yeux. « Sergent-artilleur, avec moi ». Dit-il presque voix basse.

Caine demeura au garde-à-vous, le visage tourné vers l’avant et les mains pressées le long du corps. Il observa cependant les mages balisticiens plus chevronnés arpentant le champ de tir le regard détourné. Après quelques minutes d’une discussion feutrée mais animée, ils revinrent. L’expression du lieutenant était indéchiffrable alors qu’il faisait face à Caine. Le sergent-artilleur, quant à lui, se dirigea vers l’armurerie au pas de course.

« Cadet Caine, la semaine dernière, le quartier-maître a prétendu qu’un de ses labor-jacks avait disparu au cours de la nuit. Je suppose que vous ne vous en souvenez pas ? »

La mâchoire de Caine se crispa et son esprit s’emballa, essayant de comprendre l’intention.

« Monsieur ? »

« Il semble que votre caserne était la seule à passer l’inspection le lendemain. Votre troupe était la seule à bénéficier d’une permission.

« Les… euh, les garçons et moi, on s’en est pris une bonne, monsieur », menti Caine. Depuis l’armurerie, il pouvait entendre le bruit de grands pieds chaussés de fer s’approchant, avec le sifflement rythmique de vapeur. La nausée commença à lui serrer les tripes et la vague de fierté qu’il avait ressentie quelques instants plutôt avait disparu depuis longtemps. Pourquoi le lieutenant en parlait-il ? Ne venait-il pas de faire quelque chose que personne n’avait jamais réalisé ? Ne devraient-ils pas le féliciter ? Et même lui demander comment effectuer l’évocation ? Comment se faisait-il que tout tournait si mal, si vite. Caine luttait pour garder son souffle, mais son coeur battait la chamade.

« Ou peut-être ont-ils été aidés ? Hein, cadet ? » Le lieutenant se tourna vers la porte de l’armurerie. À travers les portes ouvertes, une immense silhouette se pencha pour passer l’arcade et sortir de l’ombre. Il s’agissait d’un modèle Orient Motorisations usé, construit pour les tâches générales de travail. En apparence, il ressemblait à un homme en armure massive d’environ trois mètres de haut avec un visage en forme de visière, d’épaisses et bulbeuses épaules, des tendons de pistons et des mains surdimensionnées à triple articulation et à préhension en griffes. D’une cheminée située dans son dos s’échappait un filet de fumée. À côté de lui, le sergent-artilleur le faisait avancer en aboyant des ordres. Il affichait une expression d’indéniable suffisance.

« Vous savez, sans votre petit spectacle d’artillerie aujourd’hui, je n’aurais peut-être jamais organisé cela. » Les bras croisés du lieutenant étaient maintenant croisés, les yeux plissés.

Caine sentit la chose, ses pensées directes étant désormais repoussées aux confins de son esprit. À mesure qu’il se rapprochait, il le sentit lui aussi. Des yeux brûlants enfoncés au fond de la fente d’une visière grillagée se redressèrent et se fixèrent sur lui. Il essaya de ne pas le regarder, mais la reconnaissance qu’elle montrait le fit paniquer.

Non ! Reste en arrière ! Pensa-t-il, essayant désespérément de plier la machine semi-intelligente à sa volonté. Cela avait marché la semaine dernière, après tout…

Il ne pouvait plus l’arrêter.

La bête s’éloigna du sergent-artilleur et se dirigea vers Caine. En quelques grandes enjambées, la machine sifflante se tenait devant lui, soumise, la tête penchée.

« Oh par pitié ! Veux-tu simplement t’éloigner de moi ? Soupira Caine.

Cette fois, consciencieusement, le labor-jack recula d’un pas. Il resta immobile et pencha la tête une fois de plus, attendant un autre ordre.

« C’est ce que je pensais ». Le lieutenant hocha la tête. « Ce sera tout, sergent-artilleur ».

Le sergent-artilleur cria à la machine de reculer, mais elle restait fixée sur Caine.

« Monsieur, je ne sais pas… »


« Cadet Caine ! À la lumière de cela et d’autres incidents pour lesquels vous avez été cités, j’ai pris la décision de vous renvoyer immédiatement de cette école de combat ». Déclara le lieutenant d’un ton ferme.

Caine ne put cacher son indignation.

Plus d’un an de travail ! Bien sûr, il avait eu son lot de difficultés à s’adapter à la vie militaire, mais n’avait-il pas versé son sang et sa sueur dans cette uniforme ? N’avait-il pas fait preuve de talent ? Depuis cette dernière nuit avec son père, l’accomplissement de cette chose brûlait en lui comme jamais auparavant. Il allait le montrer à ce vieux salaud. Il lui en mettrait plein la face.

« Vous ne pouvez pas prendre ça ! » Un grognement lui tordit le visage et l’officier devant lui recula.

« Retirez-vous Cadet Caine ! » Le Lieutenant lui fit signe de partir. « Il s’agit d’une I pas d’un renvoi ! De toute évidence, nous perdons votre temps ici. Je vous envoie à l’école de combat de Caspia. Vos manigances vont probablement vous faire renvoyer, d’accord. Mais si ce n’est pas le cas, vous pourriez bien devenir un warcaster ».

22
PARTIE UNE

Cinq Ans Plutôt

591 AR, Printemps ; Brainmarché

« Allez, Allie, aide-moi ! » Le visage pâle de Tylen Reillly était rouge, sa respiration difficile. Le tuyau d’évacuation gémissait et ses fixations de mauvaise qualité menaçaient de se détacher du mur de briques. Le jeune homme se chancela, incapable de se hisser par-dessus l’avant-toit.

Allister Caine, allongé comme il l’était sur le toit, se pencha en avant avec un sourire narquois. Il leva une botte noire usée et la tint en attente moqueuse, comme s’il était prêt à renvoyé son ami frêle du haut de ses trois étages.

« Allez, viens ! Certains d’entre nous doivent faire ça à la dure, tu sais », Tylen  grogna plus agacé qu’alarmé. Caine acquiesça, le sourire toujours en place, et tendit la main vers l’avant. D’une énergique traction, Tylen fut soulevé et posé, s’écrasant sur le toit couvert de suie avec un grognement. En se retournant, il jeta un regard à Caine, puis secoua la tête avec dégoût. Ech ! Mes remerciements les plus sincères, espèce d’andouille ».

Caine ajusta sa veste en toile épaisse avant de s’allonger une fois de plus contre le toit. Il regarda au-delà des murs de la ville. Braimarché au crépuscule s’étalait devant lui. Le quartier ouvrier se pencha et s’affaissa pour devenir un canyon de toits de tôle et de murs de briques. Des cordes à linge tendu sur des balcons festonnés de draps et de sous-vêtements, et des cheminées fumaient ici et là. À huit cents mètres à l’ouest, à vol d’oiseau, Caine aperçut les imposantes cheminées des usines de pâte à papier crachant une épaisse fumée noire en silhouette sur un ciel rouge sang. Même de loin, l’odeur rance atteignit les narines de Caine. Les cheminées lui rappelaient la mission de Tylen.

« Alors ? »

Le compagnon de Caine, roux et longiligne, hocha la tête d’un air maussade et s’assit à côté de Caine. Il tira une sacoche effilochée de son épaule et la posa devant lui. « Pourquoi devrais-je t’en donner, vu les abus dont je suis victime ».

Caine sourit, le regard tourné vers l’étendue urbaine, mais tendit néanmoins une main. Tylen fouilla dans la sacoche, en sortit de la charcuterie, du pain et quelques cigares ordiques trempés dans du vin. Roulant des yeux à la main tendue de Caine, il passa l’un des cigares, puis en prit un pour lui. L’aîné, Caine, âgé de vingt ans et maigre comme un clou, repoussa en arrière une touffe de cheveux noir de jais et sortit une allumette en bois de sa botte. La grattant contre la cheminée la plus proche, il tint la flamme vacillante et la porta à son cigare. Tylen se pencha et l’alluma à son tour. Les deux jeunes gens s’appuyèrent contre le toit et profitèrent de la vue.

« Un vrai festin que nous avons ici, mais qu’est-ce qu’on a pris ? » dit Caine en tirant une bouffée et en jetant un regard en coin à Tylen.

« Ech… pas aussi bon ». Tylen sortit un porte-monnaie de sa veste et le lança sur le toit en tôle. Cinq cuivres s’échappèrent d’un sac par ailleurs vide. Caine roula des yeux, ce à quoi son ami répondit par un haussement d’épaules.

« La place du marché semblait presque vide aujourd’hui ».

« Toute la semaine ». Corrigea Caine en fronçant les sourcils.

Un cri provint d’en bas, rapidement étouffé et suivit des bruits d’une bagarre.

Caine et Tylen grimpèrent sur le bord du toit et jetèrent un coup d’oeil dans les ombres du crépuscule. En bas, deux hommes en poussaient un troisième contre le mur. Le plus grand des deux, un rondouillard au crâne rasé, maintenait la victime sanglotante en place tandis que l’autre, une brute maigre vêtue de vêtements sombres moulants, se serrait pour parler. Même du haut de leur position, le visage de l’homme était déconcertant à voir. Une blessure ou une difformité l’avait laissé avec un étroit espace à la place du nez. La victime protestait, sa voix était stridente. L’homme de main aux mains baladeuses répondit en lui portant un coup de poing dans l’estomac, assez fort pour que l’homme se plie en deux. L’homme au faciès squelettique rit, un son affreux et grinçant, et tira la tête de la victime par les cheveux. L’instant d’après, la victime céda, tendant la main pour retirer quelque chose de sa botte.

« Ech ! Les chiens sont de sortie ». Tylen ricana, les yeux plissés. « C’est Horace, hein ? Le second du Boss Dakin ? »

Caine hocha la tête. « On ne peut pas se tromper sur cette beauté. On dirait que c’est une soirée de collecte ».

Il regarda Tylen, ses lèvres se retroussant en un sourire. « C’est peut-être l’occasion de se rattraper après une mauvaise semaine ? »

Tylen rit. Caine non. Le jeune homme aux cheveux roux déglutit, son visage se tordant en une grimace.

« Tu ne plaisantes pas ».

* * *

Dans l’ombre d’une ruelle sinueuse, le duo attendait leurs cibles. Caine s’appuyait contre le mur d’une alcôve, écoutant les bruits de pas d’Horace et de son homme de main. Dans l’alcôve d’en face, Tylen faisait de même. Le jeune homme regarda Caine, le visage d’une pâleur maladive. Caine le soulagea d’un geste, l’oreille toujours tendue. Tylen hocha la tête en retour et enfila une capuche sur son visage. Caine entendit les bruits de pas s’approcher. C’était maintenant ou jamais. Le signal donné, Tylen se précipita au coin de la rue et percuta l’homme de main. Les deux hommes poussèrent un cri. Les mains agiles de Tylen s’emparèrent d’une babiole brillante à la ceinture du grand homme, et l’instant d’après, il s’élançait dans la ruelle.

« Bougre, ça m’avait pris du temps, il l’a fait ! » cria le grand homme, se retournant pour regarder Tylen s’échapper. Horace ne fut pas aussi lent d’esprit.

« Eh bien ! » cria-t-il en tapant dans le dos du grand homme, comme s’il conduisait un bœuf. Le voyou s’avança en titubant pour se lancer à sa poursuite à grandes enjambées. Horace secoua la tête, frustré, puis se mit à suivre son acolyte.

Caine sortit de l’ombre, Horace lui tournait le dos. Son front se plissa sous l’effet de concentration et ses yeux se brillèrent d’une lumière surnaturelle.

La magie arrivait.

La plupart du temps, il la gardait pour lui, cachée. Ne jamais montrer l’as dans votre manche, avait-il appris. Aujourd’hui, c’était différent. Il n’y avait que lui et le moche, sourit-il. La magie se plia à sa volonté, se manifestant et s’enroulant autour de lui en un cercle incandescent de runes. Il tendit la main, et la force s’élança vers l’avant, frappant Horace en plein dans le dos.

Le truand tomba en avant sur les pierres glissantes de la ruelle avec un grognement. Il glissa la tête la première dans la boue et la vase bordant la ruelle avant de s’immobiliser. L’homme de main qui le précédait était inconscient de la course folle, criant après Tylen d’une rage impuissante.
Caine tomba sur Horace telle un vautour, arrachant un porte-monnaie bourré avec une déconcertante facilité. Horace se débattit, essayant de repousser son agresseur.

« Tu as la moindre idée de qui je suis ? »

Leurs regards se croisèrent brièvement dans l’ombre, et Caine répondit par un clin d’oeil. Puis il disparut, se glissant à nouveau dans l’alcôve d’où il était sorti.

Il entendit l’homme au visage squelettique se relever en jurant. L’attention de Caine se fixa sur les avant-toits au-dessus de sa peu profonde alcôve.

« Tu es comme mort, petit chien ! Tu m’entends ? Tu n’as nulle part où aller maintenant ! » Hurla Horace depuis le coin de la rue.

Caine sourit, la magie l’habitant s’intensifiant encore. Concentré sur l’avant-toit, l’air se replia autour de lui telle une bulle de savon. L’alcôve sans issue disparut. Clignant des yeux, il se retrouva trois étages plus haut, accroupi à l’endroit qu’il avait repéré d’en bas.

Il était grand temps. Il se tourna pour regarder l’alcôve juste au moment où Horace tournait le coin, un pistolet à l’allure brutale ouvrant la voie. L’affreux truand arborait un féroce sourire, mais lorsqu’il vit disparaître son agresseur, il y cria un serment. Attrapant un tonneau d’ordures, il le jeta de côté, renversant le contenu. Pour faire bonne figure, il braqua son pistolet sur un gros navet roulant depuis le tonneau retourné. Le tir fit gicler la pulpe pourrie contre le mur de briques graisseuses. Le bruit de son arme résonna comme un coup de tonnerre dans l’espace confiné, et Horace trembla de rage. Criant une dernière fois, il tourna les talons et s’éloigna à grands pas.

* * *

« Stupide ! C’était stupide ! Le Boss Dakin… il va... » Tylen s’inquiétait alors que lui et Caine traversait les rues bondées d’une rangée délabrée d’immeubles. Comme ils approchaient de la dernière porte de la rangée, la lumière des becs de gaz diminua. Une porte rouge sur une cage d’escalier brisée se profilait au-dessus d’eux.

« Est-ce que les merdeux t’ont vu ou non ? »

« Non, mais… »

« Ech, alors accorde-toi un peu de crédit, pourquoi ne pas le faire ? Tu as des pieds plus rapides et des mains plus agiles que n’importe qui que j’aie jamais vu. Si tu les cailloux pour les accompagner, tu serais un cauchemar. Maintenant prends ta part et ne t’en fais pas plus ». Caine eut un sourire narquois, tapant Tyler dans le dos.

« Est-ce que ça suffira ? Tu t’en remettras à moi pour ta part ? » Tylen l’appela, son expression se transformant en inquiétude.

« Peut-être ». dit Caine en tapotant sa plaie du haut des marches.

Caine regarda son ami aux cheveux roux se fondre dans le flot des travailleurs qui rentraient chez eux en traînant des pieds. Il se tourna vers la porte et aperçut de faibles lumières dans l’entrebâillement des volets. Prenant une profonde inspiration, il entra.

Une collection hétéroclite de meubles patinés et de rebuts remplissait le salon. La longue table à manger en bois était maintenue en équilibre avec une pile de vieux livres, et des couvertures tricotées avaient été soigneusement placées sur des tissus d’ameublement déchirés. S’il y avait une chose qu’il pouvait dire à propos de sa mère, c’était qu’elle ne laisserait jamais les temps difficiles lui voler sa dignité. Caine prit tout cela avec un soupir.

Malgré les restes d’un feu crachotant dans l’âtre, la maison paraissait vide. Sa sœur était probablement en poste maintenant, à l’usine de textile, mais qu’en était-il de ses parents.

Caine fit les cents pas jusqu’à ce qu’il entende un faible sanglot à l’étage.

Montant les marches grinçantes, il trouva sa mère seul dans sa chambre, recroquevillée en boule à côté du lit. Elle ne remarqua pas son arrivée et serrait étroitement autour d’elle un châle de maison tout en pleurant. Ses longs cheveux bruns avaient été négligés, une chose rare pour elle. Dans l’obscurité, Caine la fixa, une boule à la gorge.

« M’man ? » demanda-t-il doucement. Se redressant, elle s’essuya les yeux et tenta de sourire.

« Allister… tu es rentré ? »

« À l’instant… qu’est-ce qui ne va pas, maman ? »

« Ce n’est rien, Allister. Descendons. Tu dois avoir faim, j’imagine ? »

Caine soupira, son visage se durcissant. « Où est-il ? »

« Peu importe ! C’est juste qu’il... »

« Où, maman ? » insista Caine.

« La Chaudière, je pense. Ce n’est pas sa faute, Allister ! Pas cette fois », dit-elle aussi résolument que possible. Ses yeux racontaient une autre histoire. Il y vit également des rides autour de ces yeux, vit les années d’inquiétude qu’ils contenaient, et il ne pouvait pas le supporter. Il se tourna pour partir, mais s’arrêta à la porte. Sortant de son manteau le porte-monnaie encore bien rempli, il le jeta sur le lit à côté d’elle.

« Bien sûr que c’est de sa faute ».

* * *

Caine ouvrit d’épaisses portes à double battant pour révéler un feu rugissant dans l’âtre de la Chaudière. Autour de lui, des chopes étaient frappées et des hommes au visage rougeaud riaient bruyamment. À un jet de pierre du moulin en bas de la route, c’était une salle pleine de pauvres ouvriers, se réjouissant d’une autre journée accomplie.

Caine le remarqua à peine. Tout ce qu’il pouvait clairement voir, c’était son père, Seamus, penché dans une cabine au fond, une chope pleine devant lui. En fait, il était plutôt pressé dans le box, étroitement encerclé de chaque côté par deux hommes. Le vieux machiniste bedonnant repoussa une mèche de cheveux grisonnant sur le sommet de son crâne chauve et ajusta ses lunettes, mais ne pas toucher sa chope. Caine fronça les sourcils. La seconde suivante, le grand homme à côté de Seamus faisait claquer sa propre chope sur la table, et l’aîné de Caine sauta presque de son siège. S’il ne savait pas, Caine aurait pu jurer que son père était sobre et effrayé.

À mesure qu’il s’approchait, Caine se sentit nauséeux. Les hommes assis avec son père n’étaient pas de simples partenaires de beuverie.

C’étaient les hommes qu’il venait voler il y a moins d’une heure.

Caine se tourna brusquement vers le bar, de peur qu’ils ne le repèrent à travers la foule. Que faisait son père avec eux. Caine gémit. Il leur devait de l’argent. Quoi d’autre cela pourrait-il être. Quand exactement les choses étaient-elles devenues si mauvaises que son père en était arrivé à s’endetter auprès de la mafia ? Bien sûr, les choses avaient été difficiles depuis qu’il avait été blessé à l’usine. Caine savait que son père avait eu sa part d’ennuis depuis, la bouteille n’étant pas la moindre. Mais n’avait-il pas aussi réussi à gagner quelques couronnes ici et là grâce à des petits boulots ? Comment en était-il arrivé là ? Caine se passa une main dans les cheveux et s’approcha du bar en jouant des coudes.

Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Il se pencha pour faire un signe au barman et laissa passer un moment avant d’oser jeter un coup d’oeil par-dessus son épaule. Horace ne regardait plus dans sa direction. Le mafieux au visage squelettique était plutôt distrait par une serveuse passant. Caine laissa échapper une longue expiration et fit de nouveau face à la scène. Ouvrant son manteau, il vérifia son deux-coups dans les plis de sa veste. L’objet était attaché par des bouts de chiffons usés et sa mire avait depuis longtemps disparu, mais il lui avait assez bien rendu de service lors d’une poignée d’échauffourées jusqu’à présent.

Sur le tabouret à côté de lui, un imposant tronc d’arbre personnifiant un homme enveloppé dans une cape d’équitation noire inclinait sa chope et le regardait d’un air dubitatif. L’homme avait une crinière noire attachées en queue de cheval et avait posé solide tricorne noir sur le bar devant lui.

« Tu t’attends à des ennuis ? » dit l’étranger d’une voix à la fois sonore et grave. Caine tressaillit, refermant, le revers de son manteau. Il plissa les yeux vers l’étranger.

« Ce n’est pas ton problème, n’est-ce pas ? » siffla-t-il.

« C’est vrai. Si tu veux commencer par quelque chose, tu ferais mieux d’emporter plus que cela ». L’homme se retourna vers le bar, sirotant sa chope.

Caine le regarda, incrédule. Une chope glissa le long du bar et s’arrêta devant lui. Alors qu’il la portait à ses lèvres, il jeta un coup d’oeil en arrière pour voir si son père avait déjà apaisé les exigences d’Horace. Ce faisant, il s’étouffa avec son verre, le renversant sur le verre.

Le box où se trouvait son père était vide.

L’homme gloussa sans regarder, et Caine se leva. Poussant les clients ivres, il se dirigea vers l’arrière de la taverne. Il arriva à la porte arrière et l’ouvrit pour révéler une étroite ruelle éclairée seulement par les lampes à gaz d’une rue adjacente.

Là, son père était adossé au mur du fond et l’homme de main le rouait de coups de façon répétée. Seamus s’était recroquevillé sous les coups, sanglotant sous les bras levés. Du sang coulait de sa bouche et de son nez. Horace ricanait, observant la scène. Caine grogna, dégainant son pistolet de poche sous le coup de la colère.

En pressant la gâchette, un coup de feu résonna dans la ruelle, et le poing incliné de l’homme de main se relâcha dans une tache rouge. Un vilain trou béait au centre de sa paume, laissant les tendons déchiquetés et visibles. Le truand le regarda d’un air engourdi avant de pousser des gémissements, sa prise sur Seamus oubliée depuis longtemps.

« C’est assez ! » cria Caine.

Horace se retourna, le visage déformé par la rage. Le truand avait sorti son propre pistolet, une poivrière à quatre canons, qui brillait au clair de lune. Trop tard, Caine vit la brutale arme dirigée vers lui. En un battement de coeur, les pensées de Caine se transformèrent en action. Ses yeux brillèrent et des runes éthérées tourbillonnèrent devant lui. Pour la seconde fois cette nuit, une onde de force s’abattit sur Horace.

Le truand s’effondra sur son homme de main en train de geindre, lâchant son pistolet. Horace et son père le regardèrent, le souffle coupé et les yeux écarquillés.

« J’en ai encore une, et elle sera pour ton œil si tu ne mets pas tes mains en évidence ». prononça Caine, en pointant son pistolet sur Horace. Lentement, le truand s’exécuta.

« Très bien petit ». dit Horace d’une voix apaisante. Les mains levées, il étudia Caine. Ses yeux s’illuminèrent de reconnaissance et un hideux sourire se dessina sur son visage. « Nous nous sommes déjà rencontrés, n’est-ce pas ? Je t’accorde que la première fois, tu avais des couilles. Mais je ne suis pas stupide. Tu aurais dû t’arrêter à temps ». Horace fit un demi-pas en avant.

Trop vide pour que Caine puise réagi, une ombre surgit de derrière lui, lui assénant un coup de matraque sur la tête. Il s’effondra, le monde se brouillant. Son pistolet s’écrasa sur le sol et la silhouette déformée d’Horace s’avançant vers lui, masquant la lumière de la lampe à gaz. Des mains rudes l’attrapèrent par-derrière, le soulevèrent et le poussèrent contre le mur. Des pieds se heurtèrent aux siens, écartant ses jambes. Le rire d’Horace grinça à ses oreilles.

« Bien, voyons maintenant cette paire de couille. Marten ! Passe-moi ton couteau ». Il y eut un cri étouffé en réponse. D’une manière ou d’une autre, Caine n’était plus retenu contre le mur, et des bruits de bagarre avaient éclaté derrière lui. Tombant à genoux, il aperçut une silhouette massive se dirigeant vers l’un des sbires d’Horace. Alors que la silhouette se déplaçait, le bras tendu et la main baignée d’une étrange lumière, deux assourdissants coups de feu retentirent depuis la poivrière d’Horace. Caine cligna des yeux, essayant de remettre ses idées en place. Pour ses sens dérangés, le nouvel arrivant semblait se déformer et se déplacer juste au moment où l’arme s’exprimait, ce qui fit que les tirs à bout portant le ratèrent… de beaucoup. En deux temps trois mouvements, la silhouette sombre enchaîna avec un coup de poing sur l’homme le plus proche d’Horace. La puissance brute de l’attaque, semblable à la foudre, se répandit et crépita, et l’homme s’écrasa contre le mur de briques assez fort pour le fissurer. Caine vit un autre assaillant passer devant lui et s’effondrer dans les ordures.

Horace tremblait, regardant l’étranger qu’une seconde. Sans un mot, il se retourna et s’enfuit aussi vite que ses jambes le lui permettaient.

Sa vision s’éclaircissant, Caine leva les yeux vers l’étranger au-dessus de lui. C’était l’homme portant une cape du bar. Il portait maintenant son tricorne, repoussé près de ses yeux, et un col haut boutonné pour couvrir sa bouche. Sa cape noire s’était déployée lors de la bagarre, révélant l’éclat de l’acier à l’intérieur. Il tendit une maillée et remit Caine sur ses pieds, puis désigna le père de Caine.

« Rentre chez toi. Je vais parler à ton fils maintenant ».

Caine entendit un ordre, pas une suggestion, et Seamus acquiesça avant de sortir en boitant dans la rue.

L’étranger reporta son attention sur Caine tout en ouvrant son col. Alors que sa cape s’ouvrait encore plus largement, Caine aperçut que l’acier qu’elle contenait n’était rien de moins qu’une arme complète. Suffisamment impressionnante pour représenter la moitié de la masse de l’homme, elle était composée de tuyaux, de conduites de vapeur et de complexes armatures. Plus importante encore pour Caine, au centre du plastron se trouvait un cygne en or richement sculpté. Caine grimaça devant la marque du Roi : le Cygnus.

Cet homme était-il un inquisiteur ? Rares étaient ceux qui possédaient le don de magie comme Caine. L’Inquisition du Roi veillait à ce que cela reste ainsi. Morrow aide-moi s’ils m’ont repéré.

Non, il avait déjà eu sa part d’échecs avec ces bandits. Même s’ils portaient le Cygnus comme cet étranger, ils n’étaient pas du tout comme lui. Il devait être autre chose. C’était un soldat. Plus que cela, il devait être un leader en quelque sorte, si son allure était une indication. Et puis, il y avait le fait qu’il possédait sa magie.

Alors, qu’était-il ?

Un warcaster peut-être ? Caine déglutit.

Comme tout le monde, Caine avait entendu des histoires sur ces mages-guerriers plus grands que nature, mais peu d’entre eux en avaient rencontré en personne.

Les armées les suivaient à la trace et tombaient devant eux, du moins, c’est ce qui se passait. Les warcasters étaient des maîtres de l’acier et des sorts et eux seuls pouvaient diriger ces tanks ambulants et crachant de la vapeur, les warjacks, seulement par la pensée. Caine ne pouvait que le regarder, la bouche grande ouverte tandis que l’homme lui tendait une main maillée.

« Mon nom, c’est Magnus ».

* * *

Caine sirotait sa bière, étudiant avec méfiance le visage grisonnant de Magnus. Le warcaster ne disait rien, mais même en respirant, il dégageait une certaine menace. Les deux hommes étaient assis en face à face autour d’une table usée, au fond de la Chaudière, dans un silence abject.

Caine tressaillit sur son siège, les yeux se dirigeant vers la porte, attendant des représailles de la part de la foule. Magnus grogna.

« Me voici », déclara finalement Magnus, la voix basse et à l’accent que Caine ne parvenait à situer. « J’arrive de Caspia pour les affaires du roi. Je m’abrite une nuit à Brainmarché et qu’est-ce qui m’interrompt durant mon verre ? Un foutu ensorceleur voyou. Maintenant, notre bon et noble Roi Vinter a clairement expliqué mon devoir dans de telles circonstances ».

« Vous voulez m’emmener à l’Inquisition, c’est ça ? » demanda Caine.

Magnus se radoucit et s’installa dans son siège. « Non. Après réflexion, je ne suis pas sûr de pouvoir le faire. Tu as un don rare, si tu es parvenu à les devancer aussi longtemps. Je ne pense pas que ce sera moi qui t’emmènerai. Au contraire, j’espère que tu le feras, après t’avoir dit ce que j’ai à te dire ».

Caine croisa les bras, les sourcils froncés.

« Tu as quelque chose que la plupart des gens tueraient pour avoir. De plus, tu es bon tireur et tu as un coeur solide. Alors qu’est-ce que tu es ? » Magnus fit une pause, le dégoût se lisant sur son visage. « À te voir, un voleur au mieux, mais probablement bien pire. Un putain de gâchis de ton potentiel, à mon avis. Maintenant, il existe une autre voie, sans Inquisiteurs ». Il prit une longue gorgée de sa chope. « Bien sûr, tu pourrais continuer à te cacher, mais je pense pas que ce soit ce que tu es. Même si c’était ton père, c’est une personne qui comptait plus que ton propre cul. C’est un début. Faire passer quelque chose avant soi est au coeur de tout bon soldat. Ajoutez à cela des dons comme ceux de Morrow t’a fournis, et tu as alors le potentiel pour quelque chose de plus grand encore. Leadership, Caine ! Regarde-moi. Je suis aussi mal né que toi, mais je me suis battu pour devenir le conseiller du Roi Vinter en personne ! C’est ce genre de potentiel dont je te parle ».

Caine se moqua, regardant sa propre chope. Le service était pour les imbéciles. Vous avez échangé votre liberté contre cet uniforme, votre vie aussi. Une somme dérisoire de couronnes était tout ce que vous valiez pour eux. Peut-être vous donneront-ils une petite bande de ruban si vous êtes un bon chien. Mais d’une manière ou d’une autre, même s’il se répétait ces choses, elles tombaient un peu… à plat. Il devait admettre qu’il y avait quelque chose dans ce que disait Magnus. Ce n’étaient pas de l’autorité, ce n’était pas du pouvoir, et ce n’était certainement pas un sentiment exagéré de patriotisme… alors qu’est-ce que c’était.

Caine se raidit sur sa chaise et rencontra le regard sévère de Magnus.

« Merci pour le conseil, mais j’ai les miens à protéger ici ».

Le visage de Magnus se durcit, et le grand homme recula immédiatement de la table. En se levant, il se pencha en avant jusqu’à ce que ses yeux ne soient pas qu’à quelques centimètres de ceux de Caine.

« Ça ne durera pas, fils. Tu ferais mieux de prendre la décision tant que tu le peux ».

* * *

Caine trouva son père près de l’âtre, les mains croisées sur sa chaise usée. Il ne restait plus des braises et il les regardait, absorbé, tandis que Caine entrait discrètement par la porte d’entrée. Il aperçut l’éclat des couronnes répandues sur le sol devant lui. Le sac que Caine avait laissé à sa mère se trouvait dans sa main.

« Qu’est-ce que tu crois faire ici, fils ? Après ce que tu as fait ? » bredouilla son père, les postillons aux lèvres. Il y avait une bouteille vide à ses pieds.

« J’ai essayé de te sauver... » Soupira Caine depuis la cage d’escalier.

« Ça se serait passé comme ça, si tu avais laissé faire. Ce que je dois faire pour me racheter maintenant, Morrow le sait ».

« Le Boss Dakin est un homme sans pitié ! Comment as-tu pu t’endetter auprès de lui pour commencer ? » Caine secoua la tête, frustré.

« Tais-toi ! Qu’est-ce que tu en sais ? Je m’en occupais ! Ma dette n’était même pas due. Pas avant une semaine ! »

Caine grimaça. Il repensa à sa première rencontre avec Horace. Le butin de la nuit avait été volé. Se pourrait-il qu’Horace ait essayé de recouvrer quelques dettes plus tôt que prévu pour sauver la face auprès son boss ? L’idée qu’il ait pu être à l’origine de ce gâchis lui donnait le tournis.

« Alors ta mère… elle me montre ça ! » s’écria son père en jetant un coup d’oeil sur la table, cria son père en jetant le sac à moitié vide sur le vieux plancher. « Alors tu penses que j’ai besoin de ton aide ? » Les yeux de son père étaient désormais fous et il tremblait.

« Non, P’pa ! Tu vois les choses du mauvais côté ».

« Si tu penses que je ne sais pas comment tu obtiens cet argent, détrompe-toi. Je sais précisément ce que tu es ! » Son père trébucha et sortit en titubant de la pièce principale. Il s’approcha de Caine, l’attrapant par le revers de son manteau pour l’empêcher de tomber. Caine s’appuya contre le mur pour garder l’équilibre.

« Tu n’es pas meilleur que moi, fils ! Comprendre ? Tu es juste un voyou. Et quant à ça… » Il se détourna de Caine, plongeant sur les couronnes qui se trouvaient sur le sol et les ramassant dans ses mains. « C’est de l’argent du sang. Je n’en veux pas ! » Il jeta les couronnes sur les braises de l’âtre.

Agacé, Caine s’approcha de l’âtre, passant devant son père pour attraper un tisonnier. « Pour l’amour de Morrow ! Vous en avez besoin ! Ils en ont besoin ! Je ne pense pas être meilleur. C’est juste que… »

Son père le frappa durement au visage. Caine tressaillit, la douleur du coup lui faisant perler des larmes aux yeux. Il s’efforça de se relever, mais son père était au-dessus de lui, le lorgnant. Le tisonnier lui tomba des mains.

« P’pa ! » le supplia-t-il. « Prends-le. Ils méritent… mieux… » bredouilla-t-il, la lèvre ensanglantée.
Son père le frappa à nouveau, le visage tordu par la rage.

« Il ne s’agit plus d’argent, Allister ! Brainmarché n’est pas si grand que ça. Combien de temps avant qu’ils ne découvrent qui tu es ? Qu’en sera-t-il de ta chère mère ? » jura-t-il en frappant à nouveau Caine. Malgré la douleur, Caine avait du mal à se débarrasser de Seamus.

Caine rencontra les yeux de son père avec la même intensité sauvage. « Tu as tort ! », cracha-t-il cette fois, tenant le poing de son père à distance. Le deux hommes étaient maintenant tendus par l’effort.

« Je vais te montrer, espèce d’ivrogne biberonneur de boutanche ! » Les yeux de Caine étaient devenus blancs. Le son fut aspiré de la pièce par un soudain courant d’air. Il vit les yeux de son père s’écarquiller au-dessus de lui et sa peau se mit à picoter. L’instant d’après, tout avait disparu. Alors que l’éblouissement dans ses yeux s’estompait, son foyer et son père avaient été remplacés par la route sombre devant sa maison.

Caine marcha dans la nuit.

23
PROLOGUE

596 AR ; Merywyn

Le vieil homme trébucha dans le couloir sombre, quittant sa chambre somptueuse en proie à la panique. Il trébucha sur un épais tapis et se retrouva maladroitement par terre. Avec un gémissement, il se releva et se remit en marche. Il risqua un coup d’oeil par-dessus son épaule, scrutant les ombres de la porte qu’il avait quittée, bouche bée.

Rien n’avait bougé.

Au bout du couloir, un grand balcon donnait sur un vaste hall. Les murs étaient chargés d’inestimables peintures, presque trop nombreuses pour être comptées, même s’il pouvait nommer chacune d’entre elles. Le palier se divisait à gauche et à droite en une cage d’escalier qui descendait en spirale sur trois étages avant de rejoindre le rez-de-chaussée. Alors qu’il s’approchait de la cage d’escalier, il se retourna une fois de plus, le souffle court.

Rien ne le poursuivait.

En fait, on ne voyait personne. Il n’y avait ni garde ni serviteur, et la plupart des torches du couloir avaient été éteintes. Arrivant enfin au palier, il saisit la balustrade de marbre poli et appela un domestique. À bout de souffle, sa voix n’était plus qu’un léger râle.

Pas de réponse en bas.

Ça suffit, pensa-t-il en prenant une profonde inspiration. Les démons qui le poursuivaient étaient du domaine du rêve. Il n’y avait rien de plus que cela. Certes, il avait enduré de terribles cauchemars depuis des mois, mais il était idiot de les laisser prendre le dessus sur ses nerfs comme ça. Il se détourna du palier, la mine renfrognée…

…pour voir apparaître une silhouette dans la fumée.

Il cligna des yeux, son air renfrogné se transforma en étonnement. Il s’écoula suffisamment de temps pour les regards se croisent, et pas une seconde de plus. Une onde de choc silencieuse de force spectrale déferla sur lui, portée par des vrilles de brume bleue incandescente. Le vieil homme n’était plus qu’une poupée de chiffon, projetée par-dessus la balustrade. Il plongea trois étages plus bas, un hoquet dans la gorge. Il n’eut pas le temps d’en faire plus. Avant qu’il ne puisse reprendre son souffle pour crier, il se retrouva nez à nez enchevêtré dans précieuse peau d’ours blanc bien conservée.

Sous lui, le sol de marbre mit fin à sa chute aussi brusquement qu’elle avait débutée.

24
LES CHRONIQUES DES WARCASTER : VOLUME UN

LA VOIE DE CAINE

MILES HOLMES

PROLOGUE

PARTIE UNE

PARTIE DEUX

PARTIE TROIS

ÉPILOGUE

INDEX DES ROYAUMES D’ACIER

25
Bonne lecture  :)

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