Caine se réveilla seul dans sa chambre. On frappait avec insistance à la porte. La lumière du soleil du matin pénétrait par l’interstice de l’épaisse draperie de velours, le frappant dans les yeux alors qu’il remuait.
Gerdie, si c’est toi, il vaudrait mieux que ce soit pour une bonne raison », grommela-t-il.
« Je suis désolé de vous déranger, monsieur. Le baron insiste pour que vous soyez présent au petit déjeuner. Il
insiste, monsieur ! » plaida un domestique anonyme de l’autre côté de la porte. Caine regarda d’un air penaud l’espace vide qui avait été laissé sur le matelas et enchevêtrement de draps à ses pieds. Il secoua la tête.
« Ech. Dites-lui que j’arrive », soupira Caine.
* * *
« Comment osez-vous, monsieur ! Comment osez-vous ! », s’écria le baron en frappant la table pour mieux insister. Sa moustache raide s’agitait sur son visage, son expression livide. Un serviteur à ses côtés se pencha pour verser du jus, mais le baron lui fit signe de s’éloigner.
« Je vous assure que ce n’était pas mon idée, baron », répondit Caine en prenant la tasse de café fumant qu’on lui tendait et en se frottant une tempe. Il n’était pas sûr de vouloir entendre la réponse. Il évitait de regarder la baronne, même si, de son côté, elle semblait se contenter de cueillir délicatement des fruits dans un bol de fruits devant elle. Elle était radieuse dans une robe de velours d’un vert profond.
« Vous voulez me faire croire que vous n’êtes pas responsable ici ?! »
Caine haussa un sourcil et observa son café.
« Je ne suis pas sûr de comprendre… »
« Ces incessantes escortes, monsieur ! Je ne suis pas prisonnier et mes actes ne sont pas suspects ! Vos hommes suivent chacun de mes pas au-delà des portes. Ils refusent de me laisser tranquille. Ils prétendent toujours agir sur vos ordres. Je vous le dis maintenant, monsieur, ça va s’arrêter ! »
Caine posa son café, sur le point de présenter sa défense lorsqu’il réalisa ce que le baron avait dit. De sa place à table, la baronne plaça une serviette sur ses genoux et lui sourit gentiment.
Prenant une inspiration il recommença. « Baron, nous sommes seulement là pour vous protéger. Jusqu’à ce que… »
Cela. Va.
S’arrêter », répéta le baron.
« N’y a-t-il rien d’autre que je puisse offrir ici ? Demanda timidement la baronne, une fraise s’attardant sur sa lèvre pendant qu’elle parlait. Caine cligna des yeux puis jeta un coup d’oeil sur le regard noir de son mari. Il s’aperçut qu’il était sur le point de rire. Alarmé, il l’étouffa avec une quinte de toux improvisée.
« Je… kaff… je n’ai pas d’appétit pour le moment, madame. Peut-être… kaff… plus tard. Caine se frappa la poitrine, les yeux larmoyants.
« Notre cuisine vous est toujours ouverte, capitaine. S’il vous plaît, profitez-en comme vous le souhaitez. Elle sourit en avalant sa fraise.
Le baron fronça les sourcils, impatient. « Par pitié, Sarah ! C’est un adulte et il peut profiter de votre garde-manger quand il le souhaite ! Maintenant, capitaine. Votre parole. Je l’aurai ! »
« Concernant ? » gloussa Caine, essayant de se concentrer à nouveau.
« Les
escortes, monsieur ! » grogna le baron.
« Je n’ai pas… oh… c’est vrai. Il n’y aura plus d’escortes. Vous avez ma parole ».
Le repas fut interrompu par l’irruption de Gerdie dans la salle à manger. Faisant un signe de tête au baron et à la baronne, l’adjudant de Caine arriva à bout de souffle à ses côtés.
« Monsieur, les rangers sont revenus d’une patrouille nocturne. Ils ont trouvé un camp de mercenaires ». murmura-t-il à l’oreille de Caine, observant le visage rougi du baron avec un sourire bienveillant. Caine acquiesça, jetant sa serviette sur son assiette.
« Je vais prendre congé maintenant, baron. Il semble que nous ayons un… développement ».
Il repoussa sa chaise et se leva. Alors que lui et son adjudant se dirigeait vers la porte, Gerdie jeta un coup d’oeil par-dessus son épaule en direction du noble en colère. « Monsieur, vous ai-je bien
entendu ? Nous devons mettre fin à la surveillance de Malsham ? »
Caine sourit cruellement en secouant la tête. « Non, mais nous manquerons pas de lui faire croier que nous l’avons fait ».
* * *
Sur le surdimensionné établi en bois de la remise, les sergents de Caine étaient rassemblés en demi-cercle, les bras croisés et le visage sévère. Le sergent Reevan, toujours en tenue de camouflage, s’approcha du banc, après quoi une grande carte fut déployée. Traînant un doigt du domaine du baron vers le marais de Brillig, il tapota une référence de grille.
« Les mercenaires sont là, monsieur. Ils sont enfouis aussi profondément qu’une tique, c’est certain. Nous sommes passés par là auparavant et nous avons manqué, c’est vrai. Ils se font aussi discrets qu’un groupe de cette taille puisse l’être.
« À quoi avons-nous affaire ? » Caine se grattait le menton et regardait la carte. Il vit que le camp n’était qu’à quelques heures de marche à l’est du domaine, au mieux, et assez proche du Fleuve Noir pour se redéployer rapidement s’ils le souhaitent.
« Je ne suis pas sûr de l’affiliation, mais il s’agit bien de mercenaire. Un bon nombre d’entre eux. Disons, une compagnie en sous-effectif. Je compte deux, peut-être Mules prêtes à partir, et quelques autres sur le banc. Fusiliers, piquiers, les suspects habituels, et bien approvisionnés, c’est certain. Je n’ai pas vu leur chef ». Un faible murmure parcouru parmi les sergents tandis qu’ils examinaient le rapport de Reevan. Aucun d’entre eux n’avait manqué de remarquer qu’ils étaient en infériorité numérique.
« Vos ordres, monsieur ? » demanda Gerdie en levant les yeux de la carte, l’expression sobre.
« Je pense que nous devrions leur rendre visite ce soir ».
Les officiers le fixaient depuis l’autre côté de la table.
« Répétez, monsieur ? » demanda Gerdie.
« Juste moi et les rangers. Le reste d’entre vous reste en retrait, pour l’instant. Je ne veux pas de combat. Je veux juste voir ce qu’ils pourraient donner en négociant ».
« N’est-ce pas risqué, monsieur ? »
Caine haussa les épaules. « Doucement, Gerdie. Tu vas découvrir que j’ai toujours un atout dans ma manche ».
* * *
Dans l’ombre de l’écurie, quelque chose bougea. Quelque chose d’énorme. Elle soufflait de la vapeur et chuchotait avec un grincement de fer. Caine vit les braises de ses yeux le fixer alors qu’il entrait et sourit. Le mékanicien le plus âgé, Ewan, s’agitait sur son banc, fatigué, mais travaillant avec acharnement sur le châssis d’un avant-bas métallique. Aidé par deux de ses gobbers, il mettait en place un collecteur sur le membre. Au bruit des pas de Caine, le mékanicien se retourna. Faisant glisser ses lunettes sur le sommet de son crâne chauve, il révéla de lourdes poches sous ses yeux.
« C’est prêt, Ewan ? » demanda Caine, un pouce en direction de la carcasse dans l’ombre.
Le mékanicien essuya la suie de sa joue et passa le bras à ses gobbers. Ceux-ci commencèrent à alimenter en munitions le canon monté sur la coque dans l’ombre. Ewan le regarda puis le retourna vers Caine avec un signe de tête.
« Oui, monsieur. C’est un objet rare, celui-là ».
Le mékanicien appela l’ombre aux yeux rouges, et elle répondit avec un sifflement de vapeur. Dans la lumière de la lampe baissée, il fit son premier pas. Puis un autre. La bosse dans son dos métallique grossissait la tête et les épaules par-dessus Caine, même si ses yeux rouges étaient à sa hauteur. Il siffla de la vapeur par ses évents et s’arrêta avec précaution. Il tenait une hache avec son bras nouvellement attaché, tandis que l’autre était un canon long d’un modèle que Caine n’avait jamais vu. La silhouette élancée de cette bête lui étaient d’ailleurs totalement inconnus. Conformément à la nature secrète de la mission de Caine, elle avait été peinte d’un noir terne et l’insigne traditionnel de Cygnar était absent de ses épaulettes. Le menton pointu de son visage donnait l’apparence d’un oiseau de proie, si seulement il avait été doté d’ailes métalliques assorties.
À la base de l’unique cheminée située à l’arrière, une sorte de dispositif arcanique avait été monté. En apparence, il était similaire aux arcs nodaux dont certains warjacks étaient équipés, ceux-ci étant des mékaniques dérivées pour augmenter la sorcellerie du warcaster qui le
contrôlait. Cet appareil n’était pas tout à fait le même. Caine le regarda perplexe.
« Ils l’appellent le parapluie », déclara Ewan.
Caine pencha la tête, jetant un coup d’oeil au mékano.
« Enclenchez-le, et vous verrez que cette imposante chose disparaîtra presque. Approchez-vous suffisamment, et le parapluie vous protégera également. C’est une protection pratique contre les regards indiscrets, c’et ce qu’on m’a dit. Ce sera le premier essai sur le terrain », gloussa le mékanicien, à la grande consternation de Caine. « Comme on vous l’a peut-être dit, cette arme s’appelle une Longue-arme. Il peut percer un trou dans une plaque de fer de dix centimètres d’épaisseur à une distance équivalent à celle de deux locomotives mises bout à bout ».
Caine siffla en signe d’appréciation.
Souriant, Exan jeta son chiffon. « J’ai pensé que vous aimeriez ça. Alors, vous êtes prêt ? »
Caine hocha la tête et inspira. L’empreinte d’un warjack permettait d’établir un lien mental entre le warcaster et la machine. C’était aussi une épreuve. Imprégner un ‘jack, c’était voir à travers ses yeux et ressentir ses pensées. Aussi simples que de telles pensées puissent être, étant donné qu’elles n’étaient qu’un fac-similé basique et ensorcelée d’une conscience, certains warjacks présentaient une personnalité plus forte que d’autres. Cela pouvait être accablant. Caine en était venu à voir cela comme monter un cheval inconnu ; on ne savait jamais à quoi s’attendre, et se faire repousser n’était exclu.
Ewan s’approcha de la bête métallique et la mit à genoux avec al poignée d’accès près de son cou. Les yeux brillants ne s’éloignèrent pas de Caine alors qu’Ewan tirait, mais la machine ne résista pas non plus. Alors qu’il ouvrait l’épaulière, le mékanicien passa la main pour déverrouiller un verrou intérieur. Dans de la chambre blindée qu’il avait ouverte, Caine s’aperçut un orbe d’acier trempé. Connu sous le nom de cortex, il s’agissait de l’esprit de la bête. À l’intérieur, il l’attendait. Caine tendit son esprit et posa la main…
Sombre. Froid. Néant. Caine se retrouva à flotter dans le vide. Il tourna sur lui-même par sa seule volonté, jetant des coups d’oeil d’un côté à l’autre.
Là
Un point lumineux singulier. Il donna un coup de pied pour se stabiliser, s’efforçant de garder la lumière en vue. Lentement, il s’avança. Alors qu’il s’approchait de la lumière, il perçut les ténèbres se concentrer autour de lui. Une convergence de volonté pure dans le non-espace commença à se former, telle de la fumée, découpée par la croissante lumière devant lui. La forme commença à prendre l’aspect d’un homme. Il vit qu’elle allait jusqu’à imiter son vêtement, jusqu’à ce qu’elle devienne le miroir de sa propre ombre.
Il força l’ombre à lui céder la lumière. Elle ne le fit pas. Il sentit de la défiance, ou peut-être de la curiosité ? L’ombre le mettait-elle à l’épreuve ? L’ombre était si audacieuse, même qu’elle refusa. La forme éthérée de Caine s’enfonça et lutta pour avancer. Une fois de plus, l’ombre résista, le gardant à l’écart de la lumière. La volonté était son seul muscle ici, et avec tout ce qu’il avait, il s’élança. Il bondit en avant, se préparant à l’impact. Au lieu de cela, l’ombre disparut. Il s’écrasa contre la lumière, surpris.
La lumière était en fait une fenêtre flottant dans le néant de cet endroit. Il la contempla et vit Ewan. Là, debout devant la fenêtre sur un lit de paille, le vieil homme l’observait, les mains sur les hanches, alors que lui-même était hors de vue. L’homme lui paraissait étranger, une caricature étrange, de travers et déformée. Avec effort, il fit pivoter la vue de la fenêtre jusqu’à ce qu’il puisse voir son propre corps. Sous la fenêtre, son bras dépassait la ligne de mire. Il vit son propre visage déformé par l’effort. Il essaya de se concentrer dessus… jusqu’à ce que…
Caine cligna les yeux. Il regarda le mékano, les yeux écarquillés.
« Celui-ci est plein de malice », dit-il, essoufflé, et il retira sa main de la chambre du cortex. Fixant ses lunettes sur joues noires de suie, Ewan tapota la bête en métal et ferma la trappe.
« D’accord. Il a un nom, alors ? »
Caine acquiesça.
« Ace ».
* * *
Alors que le soleil parcourait un ciel sans nuage, une brise fraîche soufflait du lac. Caine laissa sa veste ouverte à la fraîcheur, tandis que la sueur ruisselait sur son front. Reevan et son équipe avançaient telles des ombres rapides comme le vent sur le terrain accidenté. Ace trottinait derrière lui d’une démarche proche de celle d’un primate, taillant parfois les broussailles avec sa large hache. La cheminée du warjack crachait de temps à autre une fumée noire et fuligineuse, seul signe que le bête s’efforçait de suivre le rythme. Caine s’émerveillait de voir quelque chose d’aussi grand se déplacer d’une manière si étrangement silencieuse.
Devant lui, d’un geste de la main Reevan fit signe de s’arrêter et se retourna pour observer la progression de Caine. Il l’avait fait à plusieurs reprises, et s’il ne s’était ni plaint ni réprimandé Caine, il avait à chaque fois accueilli Caine avec un sourire narquois qui en disait long. Il était temps d’équilibrer les choses. Exploitant son pouvoir inné, l’espace se plia autour de lui à mi-parcours, et il apparut cette fois
devant le sergent qui l’attendait. Achevant sa foulée, il jeta un coup d’oeil à Reevan. Le sergent ranger, cependant, lui rendit son sourire narquois en fronçant les sourcils et lui fit signe de revenir.
« Nous sommes ici, monsieur », prononça Reevan à voix basse, tandis que Caine reculait. Il désigna une clairière dans les arbres à leur droite. Caine se tourna vers son nouveau warjack et lui ordonna de rester en retrait. Ace obéit, se faufilant dans un bosquet d’arbres. Une fois à l’intérieur, il disparut complètement.
« Vous et vos hommes, restez sur place. Je veux parler seul à leur chef. S’ils sont effrayés, je ne devrais pas avoir de difficulté à m’en sortir, mais n’hésitez pas à me couvrir.
Cela vaut aussi pour toi, pensa-t-il à Ace. Le bête de métal acquiesça en chambrant silencieusement un projectile dans la culasse de Longue-arme.
Caine regarda par-dessus l’épaule de Reevan, voyant le camp de mercenaires pour la première fois. Les mercenaires étaient bien disciplinés et déterminés à rester cacher. L’absence de feux de camp et de bruyantes discussions entre les hommes, comme c’est le cas dans une armée bien campée. Ces hommes se déplaçaient en silence, munis de lanternes sourdes. La lumière était perçue qu’occasionnellement, lorsque les rabats des tentes s’ouvraient momentanément, au gré des allées et venues de leurs occupants.
Dans cette cachette, Caine s’avança, l’arme dans son étui. Avec une respiration, il s’arrêta et ferma les yeux. Il écouta. Il pouvait entendre les pas des soldats allant et venant ou qui parlaient dans leurs tentes. Ouvrant à nouveau les yeux, il regarda la lumière pâle de la lumière de la lune sur une rangée de tentes. Avançant prudemment afin d’éviter les brindilles, il suivit la rangée. Là, au bout de la rangée, une tente plus grande parmi les autres. Sûrement les quartiers du commandant.
En se rapprochant, il entendit une conversation animée à l’intérieur. Un homme et une femme se disputaient. Il fit une pause, écoutant.
« ...aujourd’hui encore, il ne vient pas. Nous devrions envisager... » Le voix de la femme semblait fatiguée.
« Quoi ? Vous voulez que nous partions, Lily ? » répondit l’homme, sa voix épaisse, avec un accent caspien.
« Cela fait maintenant une semaine que nous ne percevons plus de salaire, père. Les hommes sont de plus en plus agités d’heure en heure. S’il ne vient pas à nous, pourquoi ne pas aller à lui ? »
« Tu sais bien que cela va à l’encontre des termes du contrat… »
« Père », supplia la voix de la femme. C’est un contrat qu’il a déjà rompu. Laissez-le renégocier à… attendez… c’est… ? »
« Discutons-en plus tard. J’ai envoyé chercher Luthor. Il s’approche, c’est le plus plausible ».
Caine entendit des pas à proximité. Il remarqua des ombres se déplacer au clair de lune, une patrouille en approche. Tant pis pour ça, pensa-t-il. Il sortit de l’ombre en entendant le dernier des soldats passer.
« salut ! » cria-t-il
Les hommes se retournèrent, cherchant leurs fusils. Caine leur fit signe de s’arrêter.
« Doucement. Je veux juste parler au responsable ».
* * *