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À l’Est de Croix-des-Fleuves, Llael Occupé
ILS PARTIRENT EN SILENCE, le corps de Tews attaché à son cheval. Stryker essayait de ne pas regarder, de ne pas voir son ami suspendu à la selle telle un simple chargement.
Il y avait un cimetière temporaire à Croix-des-Fleuve. Ils l’avaient commencé après avoir pris la ville, et il allait bientôt s’agrandir. Tews y reposerait jusqu’à ce que son cadavre soit renvoyé à Caspia pour un enterrement en bonne et due forme.
Personne ne parla pendant qu’ils chevauchaient vers Croix-des-Fleuve, et une atmosphère de tristesse planait sur leur petit groupe. Magnus demeurait en arrière. Peut-être se sentait-il un peu responsable de ce qui s’était passé, Stryker ne pouvait le dire. Il espérait que le warcaster souffrait d’une culpabilité telle qu’elle l’empêchait de les regarder dans les yeux, mais il connaissait mieux Magnus que cela.
Lorsqu’il atteignirent Croix-des-Fleuve, Stryker rompit le silence. « Magnus, informez les officiers supérieurs de ce qui s’est passé aujourd’hui », dit-il alors qu’ils s’arrêtaient au-delà de la Grande Porte. « Je vais emmener Tews ... ». Sa voix tremblait. Les paroles suivants furent difficiles. « Je vais emmener Tews à la morgue de l’infirmerie. Ceux qui souhaitent m’accompagner peuvent le faire ».
* * *
QUAND STRYKER QUITTA L’INFIRMERIE, il ne se rendit pas dans ses quartiers actuels près du fleuve, une petite maison bien entretenue qui avait été abandonnée par son propriétaire, même s’il avait envie de fermer les yeux pendant un moment, peut-être après quelques verres ou la bouteille entière d’eau-de-vie caspienne qu’il y gardait. Au lieu de cela, il se dirigea vers la fonderie du Sergent-Major Halls. Une fois de plus, la partie orientale de Croix-des-Fleuve leur avait fourni d’inattendues ressources, en l’occurrence une fonderie de ‘jack entièrement fonctionnelle. Tous les outils du métier s’y trouvaient, et Halls avait été tout à fait satisfait de s’installer dans le bâtiment.
Alors qu’il s’approchait de la fonderie, une présence familière se fit sentir au fond de son esprit. Arsouye l’accueillit avec un mélange d’enthousiasme et d’irritation – la warjack avait été tenu à l’écart de la plupart des combats pendant qu’il était réparé, et le vieux ‘jack acariâtre n’aimait rien de plus qu’une bonne bagarre.
La fonderie état un grand bâtiment en briques doté d’une vaste série de portes coulissantes donnant sur le fleuve. À l’intérieur, on pouvait voir la lueur des fourneaux et les bruits des marteaux et des outils s’en échappait.
Harkevich avait rasé certains bâtiments voisins et fait enlever les décombres. La raison en était claire : cela lui permettait de rapprocher ses colosses de la fonderie pour les réparer. Halls utilisait l’espace pour la même raison, et la forme gargantuesque d’un Mur-Tempête se profilait au-dessus du bâtiment, sa coque parsemée d’impacts de balles et de bosses. Les gobbers grouillaient autour de l’énorme warjack, outils à la main, effectuant des réparations dans une marée frénétique de peau verte. L’un des gobbers, debout au pied de l’énorme machine, criait des ordres dans sa langue aux autres avec un débit rapide.
Le cortex du Mur-Tempête état nettement différent de celui d’Arsouye. Il avait commandé des colosses à plusieurs reprises, et leurs esprits étaient directs et sans nuance. Cela avait beaucoup à voir avec le fait que les Murs-Tempête et les Ouragans, encore plus récents, n’étaient pas en service depuis plus de quelques années et n’avaient pas eu la chance de développer les bizarreries et les personnalités que de nombreux warjacks avaient acquises au cours de leur service. C’était comme contrôler un enfant de six mètres, un enfant ayant le pouvoir de raser des bâtiments et de tuer des hommes par centaines.
« Vous êtes venu voir Arsouye, monsieur ? » demanda le mékanicien gobber au pied droit du Mur-Tempête. Il avait des galons de chef d’équipes sur son tablier. Les gobbers au service de Cygnar portaient leur tablier de mékanicien en guise d’uniforme.
« C’est bien ça, chef… ? »
« Sergent Filk, monsieur » répondit le gobber avant de se retourner et de crier quelque chose d’incompréhensible à un gobber rivetant une plaque de coque sur la jambe gauche du Mur-Tempête.
« Il vous a donné du fil à retordre ? » demanda Stryker.
Le gobber sourit, exposant une forêt de dents en forme d’aiguille. « Beaucoup, monsieur », répondit-il. « Il est méchant comme un homme-gator, et il n’aime pas écouter les contrôleur, c’est sûr ».
Stryker s’esclaffa. « Il est difficile à gérer, c’est certain ».
« Ce fut un honneur de travailler sur lui, monsieur », dit Filk. « C’est le warjack le plus célèbre de l’Armée ».
Stryker aimait que Filk qualifie Arsouye de
lui et non
ça. Stryker en fit de même ; Arsouye avait cessé d’être un
ça pour lui depuis des années. « Merci, Chef ».
« Monsieur », dit le gobber, et il se retourna vers le Mur-Tempête en criant à nouveau en gobberish.
Stryker entra dans la fonderie et fut immédiatement frappé par des souvenirs de son enfance. Son père était un mékanicien de ‘jack et avait travaillé dans un endroit semblable à celui-ci. Lorsque sa mère était tombée malade, Stryker avait souvent considéré la fonderie comme un refuge, un endroit chaleureux et sûr où le chagrin pouvait être dissimulé par le bruit des marteaux et la simple présence des cortexes de ‘jack.
Arsouye était suspendu à un palan à ‘jack, un appareil lourd suspendant un warjack au-dessus du sol pour que les mékaniciens puissent travailler dessus. Il maintenait également des warjacks imprévisibles comme Arsouye immobiles. C’était bon de revoir le warjack en entier ; Halls avait remplacé ses membres endommagés et soudés des plaques d’acier sur les déchirures de sa coque. Le sergent-major n’avait pas pris la peine de repeindre Arsouye, mais Stryker préférait que ses warjacks ressemblent à ses soldats - qu’ils aient l’air brutaux et prêts au combat.
« Seigneur Général », dit Halls, apparaissant de derrière Arsouye. « Content que tu sois là. Peut-être que tu faire en sorte que ce fils de pute grincheux reste immobile pendant que j’ajuste ses relais cortex ».
« Bien sûr, Sergent-Major ». Il joignit Arsouye et l’irritation du warjack s’épanouit au fond de son esprit. Aucun soldat n’aimait être en convalescence lorsqu’il y avait des combats à mener ; Arsouye n’était pas différent.
Reste tranquille, intima Stryker au grand ‘jack.
C’est pour ton bien, espèce d’énergumène. Son lien avec le warjack lui renvoya de la résignation, et les bras d’Arsouye s’abaissèrent le long de son corps. Le warjack émit un faible sifflement de vapeur ressemblant beaucoup à un soupir.
« Allez-y », dit Stryker à Halls.
Le sergent-major disparut derrière Arsouye.
Les souvenirs d’Arsouye affluèrent dans l’esprit de Stryker, qui tenta de se concentrer sur la bataille contre Ivan le Noir. C’était comme voir le monde à travers le prisme d’un rêve, déformé et confus, principalement les émotions brutes du warjack plutôt que les images réelles . C’était ce que Stryker pensait – sans son marteau sismique, Arsouye avait été désavantagé, même si Stryker le guidait activement par endroits.
Les souvenirs de la bataille s’estompèrent, puis quelque chose d’inattendu arriva par le lien. C’était une image, claire comme du cristal, du Capitaine Tews, chargeant le pont, le glaive-tempête scintillant alors qu’il tranchait deux Man-O-War. Il avait l’air provocateur, fort et indestructible. Ce n’était pas son propre souvenir qu’il voyait, c’était celui d’Arsouye. Plus étonnant encore, le warjack avait pénétré dans son esprit pour le récupérer.
Le souffle de Stryker se bloqua dans sa gorge et il regarda, stupéfait, l’image de Tews passer de la vision du champ de bataille, qui était clairement le souvenir d’Arsouye, au corps froid et sans vie sur le quai, qui était le souvenir de Stryker. Quelque chose d’autre passa par le lien, quelque chose dont il avait cru le warjack incapable : un sentiment de questionnement, comme sir Arsouye essayait de comprendre les deux souvenirs.
L’émotion brute se fraya un chemin dans les tripes de Stryker et les larmes lui montèrent aux yeux. Il avait réussi à oublier la mort de Tews, ou du moins à l’isoler, afin de pouvoir vaquer à ses occupations. Mais la question enfantine d’Arsouye avait fait resurgir toutes ces émotions, et Stryker repoussa le cortex loin de son esprit, rompant ainsi le lien. Les warjacks développaient des personnalités, voire des émotions basiques, mais il avait toujours pensé que la compréhension de concepts abstraits comme la vie et la mort les dépassait. Il venait d’apprendre que c’était faux de la manière la plus douloureuse possible.
« Monsieur, vous allez bien ? »
Le Sergent-Major Hall le regardait fixement, le visage de Hall mêlé de surprise et d’inquiétude. Il réalisa à quoi il devait ressembler du point de vue du mékanicien. Son seigneur général était debout, le regard perdu dans le vide, les larmes aux yeux. « Je vais bien. Juste un peu fatigué ».
« Bien sûr, monsieur », répondit Hall. « Peut-être qu’un peu de repos est la meilleure chose à faire, alors ».
« Vous avez raison. Je vais me retirer et vous laisser travailler ». Il partit immédiatement, la présence d’Arsouye et le souvenir que la warjack avait déterré s’estompant dans la nuit.
* * *
ILS ENTERRÈRENT TEWS LE LENDEMAIN MATIN, alors que le soleil se pointait à l’horizon. Le cimetière de fortune se trouvait près du fleuve, sur un terrain qui avait peut-être été marqué par Harkevich en vue d’une construction à un moment donné. Il s’agissait d’une parcelle de terre nue, assez friable pour être creusée, et le bruit du fleuve voisin et les chants de la sauvagine avaient quelque chose d’apaisant. Il y avait déjà trop de personnes qui reposaient ici.
La tombe avait été creusée la veille, et Tews avait été placé dans un cercueil en bois, le Cygnus gravé à la hâte sur le dessus. Ce n’était pas un cercueil approprié pour un homme comme Tews, mais c’était ce qu’ils avaient en ce moment.
Tous les chevaliers de la compagnie de Tews, soit plus de deux cents soldats, étaient présents aux funérailles. Ils entourèrent le cimetière d’une mer d’acier et de bleu. Maddox était également présente, ainsi que d’autres personnes qui avaient connu et combattu aux côtés du capitaine Lame-Tempête. Stryker ne fut pas surpris de voir Vayne di Brascio. Le mage balisticien llaelais était devenu plus qu’un allié, et Stryker n’était le seul à avoir une opinion favorable de l’homme. De nombreux chevaliers saluèrent discrètement le mage balisticien qui, dans des circonstances normales, aurait pu être considéré comme un étranger.
L’Aumônier guerroyeur Dominic Hargrave se tenait à la tête de deux tombes lorsque le cercueil y fut descendu. Le chevalier morrowéen portait l’armure blanche archaïque de son ordre, le rayon de soleil de Morrow en or sur le plastron. Il tenait dans sa main droite un immense livre relié de métal,
Prières pour la Bataille, les principes sacrés de la guerre transmis par Morrow et ses ascendants bénis. Hargrave était depuis longtemps l’aumônier guerroyeur de la compagnie et avait combattu aux côtés de Tews et de ses chevaliers pendants des années. Il n’y avait pas de meilleur homme pour envoyer Tews sur le chemin vers Urcaen, le royaume des morts où les dieux des hommes possèdent leurs domaines.
Stryker et Maddox se tenaient au pied de la tombe, et Stryker pouvait voir le haut du cercueil. Magnus était absent, et bien que Stryker ne lui ait pas ordonné de rester à l’écart, la nouvelle de l’assassinat de Tews s’était répandue dans le camp. Il était probable que la plupart des chevaliers présents ne blâmeraient pas Magnus pour la mort de Tews, mais Stryker était soulagé que le warcaster n’ait pas créé l’occasion d’un scandale. Magnus était à blâmer, et sa présence serait une insulte à l’homme qui était mort pour ses erreurs.
« Frères et soeurs », dit l’aumônier Hargrave, et dont la voix grave et claire se répandit sur l’assemblée comme une couverture réconfortante. Il y avait peu de discussions entre les hommes, mais elles cessèrent et tous les regards se tournèrent vers l’aumônier. « Aujourd’hui, en cette occasion des plus sombres, nous enterrons l’un des plus ardents soldats de Morrow, un homme qui s’est battu et est mort courageusement pour défendre les croyances qui nous sont chères à tous ».
L’aumônier s’arrêta et sourit, son regard balayant les homes et les femmes silencieux devant lui. « Mais nous ne devons pas nous affliger, frères et sœurs. Non, nous devons nous réjouir, car même si notre ami et frère d’armes a disparu de nos vies, il continue à vivre à Urcaen. Il est vraiment béni, car il entrera en présence de notre seigneur, qui accueillera un grand guerrier dans une bataille bien plus grande que toutes celles de ce royaume terrestre. Le Capitaine Garvin Tews se tiendra aux côtés de Morrow, au sein de son domaine, son épée rejoignant celles de leurs frères et sœurs vertueux dans la lutte éternelle ».
Hargrave fit une nouvelle pause, laissant ses mots pénétrer. Stryker n’était pas excessivement religieux, mais il était conscient de la guerre en Urcaen pour les âmes des hommes à laquelle faisait référence l’aumônier guerroyeur, de la lutte contre le tyrannique Menoth et des ténèbres perverses du Ver Dévoreur. En vérité, tout cela ne lui semblait qu’une histoire fantaisiste qui ne lui apportait que peu de réconfort. Mais il pouvait lire sues les visages des hommes qui l’entourait que les paroles d’Hargrave apportaient du réconfort à certains, et il entendit des prières chuchotées à travers l’assemblée des chevaliers.
Hargrave ouvrit
Prières pour la bataille et lut. « Alors que l’Ascendante Katrena s’est sacrifiée pour protéger le premier primarque, nous honorons la valeur et la noblesse de notre frère tombé au combat ».
« Nous l’honorons », répondirent les chevaliers rassemblés. Stryker fit écho à leur réponse. Il avait assisté à bien trop d’enterrements comme celui-ci.
« Alors que l’Ascendant Markus a résisté à une horde barbare avec rien d’autres que sa foi et son épée, nous honorons le dévouement et la loyauté de notre frère tombé au combat ».
« Nous l’honorons », fut la réponse.
« Et en tant qu’Ascendant Solovin, qui offre guérison et réconfort à tous, nous accordons à notre frère tombé au combat le repos qui lui est dû jusqu’à ce que son épée soit à nouveau nécessaire ».
« Repose-toi maintenant, frère ». La réponse finale annonça un long silence alors que tous inclinaient la tête et offraient des prières à Morrow pour un passage en toute sécurité à Urcaen pour Tews. Stryker ne pouvait pas se résoudre à prier ; la mort de son ami était trop insensée, trop récente pour qu’il puisse simplement l’assigner à la volonté de Morrow.
« Seigneur Général », dit Hargrave en refermant Prières pour la bataille, « avez-vous quelque chose à ajouter ? »
Tous les regards étaient désormais tournés vers lui, et l’attente de paroles plus réconfortantes lui pesait lourdement. Il jeta un coup d’oeil à Maddox. Son visage était strié de larmes, mais son regard était fermes et durs. Elle attendait aussi quelque chose de lui.
« Mes frères et soeurs », commença Stryker, employant la forme de discours la plus archaïque appropriée à l’occasion, « j’ai combattu aux côtés du Capitaine Tews pendant de nombreuses années, et il était parmi les hommes les plus courageux et les plus fidèles que j’ai eu le plaisir de commander. Sa perte me serre le cœur, et je sais qu’il n’y a qu’un seul remède à mon chagrin et au vôtre ».
Les mots commencèrent à prendre forme dans son esprit, et bien qu’il y ait un mensonge derrière, ils allumèrent quelque chose en lui, un brasier qui lui manquait depuis longtemps.
« Frères et sœurs, nous devons prendre notre douleur, notre chagrin, notre peine et les forger dans les flammes d’une juste colère. Qu’elle devienne la lame avec laquelle nous frapperons l’ennemi, l’oppresseur, le tyran. Notre frère est mort pour une cause que nous tenons tous sacrée - protéger les innocents et combattre les ténèbres où elles se trouvent.
Les soldats hochèrent la tête et murmurèrent leur accord, et leurs émotions devinrent ne vague de chaleur qui le poussa à aller de l’avant.
« Maintenant, dégainer vos armes et tenez-les en l’air ».
Le cliquetis de l’acier contre l’acier résonna au sein du cimetière silencieux alors que deux cents glaive-tempête étaient dégainés et levés haut. Stryker souleva Vif-Argent au-dessus de sa tête.
« Maintenant, illuminez les cieux et rappelez à ce monde que même si une lumière s’éteint, un millier d’autres brûlent encore ! Il appuya sur la gâchette à la poignée de Vif-Argent, et un éclair d’électricité brillante jaillit de la pointe de l’arme. Deux cents autres les rejoignirent, et le ciel gris acier s’embrassa de la fureur cygnaréenne.
Stryker adressa alors une prière à Morrow.
Vois notre lumière et donne-moi la force de la maintenir allumée.