HISTOIRES DES ROYAUMES D’ACIER
PROIE
par Aeryn Rudel
Le chasseur repoussa un nouveau coup de hache du trollkin avec son bouclier, puis s’éloigna d’un bond, laissant son
kelkax se déployer au milieu du saut pour stopper l’élan de sa proie et maintenir la distance.
Le trollkin hurla de fureur et frappa de sa pointe la hache vacillante de l’arme du chasseur. Les épines à l’arrière de sa tête glabre frémirent re rage, et il serra sa lourde mâchoire assez fort pour faire grincer ses larges et plates dents l’une contre l’autre.
Le chasseur avait eu peu d’occasions de traquer les brutes à la peau bleue appelées trollkin, mais leur réputation de force, de résistance et d’efficacité au combat n’était pas imméritée. Ce trollkin, l’un des mâles les plus grands et les plus forts de son groupe, surpassait de loin les autres de son espèce en force et en adresse, ce qui en faisait une proie digne d’intérêt.
Le trollkin était presque aussi grand que le chasseur, mais bien plus massif. La proie maniait à deux mains une énorme hache ressemblant à un couperet, manœuvrant l’encombrante arme avec une rapidité et une précision surprenantes. Malgré l’absence de bouclier, le
kelkax du chasseur n’avait pas réussi à pénétrer les défenses du trollkin. Il avait repoussé chaque coup avec le plat de sa hache ou la paume coriace de sa main.
Ils se battaient sur un champ de bataille, entourés de cadavres de trollkin et de la chair morte et pâle de bêtes draconiques et d’elfes corrompus. L’issue de la bataille qui s’était ici n’était pas claire, les deux camps s’étant repliés dans les forêts voisines après avoir subi de lourdes pertes. La guerre était omniprésente dans ces terres froides et septentrionales, et même si les raisons de ces affrontements importaient peu au chasseur, ils lui donnaient l’occasion de traquer les proies les plus dangereuses.
Le chasseur était tout sauf pressé, et dans les premiers instants du combat, il n’avait fait que sonder les défenses de sa proie, mettant à l’épreuve la vitesse et l’endurance du trollkin. Au fur et à mesure que le combat progressait et que le chasseur se rendait bien compte qu’il avait affaire à une créature d’une grande habile, il avait changé de tactique. Tentant de capitaliser sur sa vitesse supérieure, le chasseur s’était déplacé dans et hors de portée de frappe de la proie, utilisant la porte de son arme pour empêcher le trollkin de lancer plus d’une attaque à la fois. Souvent, cette tactique amenait l’adversaire à prendre trop de risque et à créer une ouverture que le chasseur pouvait exploiter. Cela avait fonctionné pendant un temps, mais cette proie n’était pas si facile à tromper. Lors d’un échange, le trollkin n’avait pas reculé devant un coup de
kelkax du chasseur. Au lieu de cela, il s’était avancé, laissant la pointe de l’arme du chasseur glisser inoffensivement sous son bras gauche. Il avait alors saisi le manche du
kelkax et avait tiré le chasseur à lui, directement sur la pointe de sa hache. Le chasseur avait réussi à se retourner et à éviter la majeure partie du coup, mais la pointe avait déchiré la chair de son épaule gauche, faisant couler du sang. Du sang qui coulait, désormais, librement sur son bras.
Être blessé par une proie était rare. Être trompé puis blessé par une proie était impensable. La blessure était douloureuse, mais la douleur comportait une passionnante révélation. Le chasseur n’avait jamais affronté une créature si habile qu’il était difficile de savoir qui sortirait de la confrontation. La menace était très réelle de la mort ajoutait un délicat sentiment d’inconnu à cette bataille et faisait du guerrier trollkin la plus spéciale des proies : un presque égal.
Le chasseur recula d’un pas supplémentaire, fit basculer son
kelkax en prise sous la main et ramena son bouclier contre son corps. Le bouclier était plus qu’un outil défensif, c’était aussi une arme offensive puissante. Son tranchant pouvait trancher la chair aussi bien que n’importe quelle lame, surtout lorsqu’il était propulsé par la considérable force du chasseur. Dans cette bataille, cependant, le chasseur n’avait pas utilisé son bouclier pour attaquer. Un guerrier aussi expérimenté que le trollkin pouvait être employé comme une arme, mais le chasseur l’avait jusqu’à présent forcé à se concentrer sur le
kelkax et rien d’autre, éliminant ainsi la menace offensive du bouclier de l’esprit de la proie. Il était maintenant temps de voir si la ruse avait réussi.
La proie, sentant peut-être que leur combat touchait à sa fin, leva sa hache vers le ciel en garde haute. Le guerrier trollkin vit le chasseur changer sa prise sur le
kelkax et modifia sa propre garde en conséquence. Une proie digne de ce nom, en effet.
Le trollkin cracha des paroles gutturales que le chasseur ne pouvait comprendre mais son sens était clair : la proie était prête à finie la combat. Le chasseur s’élança vers l’avant, menant avec le
kelkax. En réponse, le trollkin abattit sa hache en sifflant dans un puissant coup de taille. Le chasseur avait anticipé et projeté la tête barbelée de son arme vers la hache s’abattant, attrapant le tranchant lourd dans les encoches le long de la lame du
kelkax. Une habille torsion du manche du
kelkax dévia l’énergie du coup de la proie et la déséquilibra, faisant trébucher le trollkin en avant et à portée du bouclier du chasseur. Avant que la proie ne puisse lever son arme pour parer le coup, le chasseur fracassa le tranchant de son bouclier entre la tête et l’épaule gauche du trollkin, brisant la clavicule et enfonçant profondément le bord métallique du bouclier dans sa chair. Le sang gicla chaud et humide sur le visage du chasseur, emplissant sa bouche du goût cuivré de la victoire.
Le choc du coup et la perte rapide qui en résulta mirent la proie à genoux, et la hache du trollkin tomba au sol dans un bruit métallique et creux. Le chasseur saisit immédiatement l’avantage et arracha le bouclier de la chair de la proie, provoquant un grossier grognement de douleur, puis il lui asséna un coup de pied griffu dans la poitrine, l’écrasant au sol et sur le dos.
Le chasseur inversa rapidement le
kelkax, prenant l’arme au long manche en pronation, puis se plaça au dessus de la proie. Le chasseur plaça la pointe de son arme au creux de la gorge de sa proie. Une pression rapide et la mort serait presque instantanée.
Le trollkin murmura quelque chose d’aigu, son visage étant un rictus de haine et de douleur, mais il ne ferma pas les yeux, comme tant d’autres le faisaient avant le coup fatal. Le chasseur s’en réjouit et inclina légèrement la tête - un signe de respect qu’il n’accordait qu’à très peu de personnes.
Le chasseur inspira profondément. Les longs et puissants muscles de son bras se tendirent et la pointe du
kelkax s’enfonça d’une fraction de centimètres dans la chair de sa proie, dessinant une petite perle écarlate. Une cri de guerre brisa soudainement ce moment sacré, et la tête du chasseur se redressa, s’orientant vers la nouvelle menace.
Trois trollkin, chacun armée d’une paire de hache de guerre à la lame épaisse, traversaient le champ de bataille en direction de deux hommes. Le chasseur poussa un long sifflement de frustration et s’éloigna d’un bond de sa proie,
kelkax et bouclier prêts à affronter la nouvelle menace.
Il pouvait facilement tuer un, voir deux des guerriers trollkin, mais s’attaquer à trois d’entre eux en même temps serait une folie mortelle. Le chasseur était presque submergé par la rage. Voler la dépouille de son propriétaire légitime était le comble de la sauvagerie. Voler
cette proie, la plus digne des tueries, était une inimaginable insulte. Le chasseur envisagea brièvement de défendre sa proie, quelque soit le risque encouru.
Cependant, il n’avait pas survécu aussi longtemps dans ce pays étrange en agissant de manière imprudente, et après un moment d’hésitation, il bondant, se lançant dans une course folle au moment où ses pieds touchaient le sol.
Le chasseur savait que les trollkin ne pourrait pas l’attraper. C’était une race forte et robuste, mais ils n’avaient pas le pied léger. Il courut vers la lisière d’arbres à l’ouest, laissant derrière lui les cris et les malédictions des guerriers trollkin.
Un peu plus loin dans la forêt, le chasseur s’arrêta sous un grand arbre, puis grimpa le long du tronc, utilisant les longues griffes de ses doigts et orteils pour s’agripper au bois dur. Lorsqu’il atteignit le sommet de l’arbre, il se fondit dans les profondeurs vertes du feuillage, disparaissant presque complètement de la vue. L’arbre offrait une vue improbable sur le champ de bataille, et c’est là que le chasseur se percha pour attendre et observer.
C’était une race forte et robuste, mais ils n’avaient pas le pied léger. Il courut vers la lisière d’arbres à l’ouest, laissant derrière lui les cris et les malédictions des guerriers trollkin.* * *
« Agnar ! Père ! » Harga pleurait et tomba à genoux aux côtés de son père. Le sol était mouillé du sang d’Agnar et sa hache gisait à ses côtés. À sa grande horreur, Harga Stonebones découvrit que la grave blessure que son père avait subie était la chose la moins troublante de la scène. Elle n’était pas étrangère aux blessures catastrophiques sur le champ de bataille. En tant que championne des kriels, elle avait vu et infliger sa part de mort et de démembrement. C’était le choc de voir son père vaincu qui lui enfonça une froide douleur dans le coeur. Agnar Stonebones n’avait jamais rencontré son égal sur le champ de bataille, et Harga avait grandi avec la conviction qu’il ne le ferait jamais.
« Est-il mort, Harga ? » demanda la voix feutrée par-dessus l’épaule d’Harga. Celle-ci se retourna pour regarder le guerrier trolkin à la voix douce et esquissa un léger sourire.
« Non, Jendek », répondit Harga. « Mon père est plus fort que ça Il faudrait plus que cette dérisoire blessure pour l’abattre ».
« Dérisoire ?! » Varok explosa. Le troisième membre de leur groupe était un énorme trollkin, presque aussi large que grand, la moitié gauche de son visage était ravagée par une brûlure à la suite d’une rencontre avec des rejetons draconiques il y a plusieurs années. « Tu pourrais mettre toute ta tête dans cette blessure ! »
Harga se leva d’un bond et lança un regard noir à Varok. « Alors je suppose que tu ferais mieux de le recoudre », dit-elle d’une tranchante. C’était le même tranchant qu’ils avaient entendu à plusieurs reprises dans la bouche de son père, le chef de leur petit groupe de champions.
« Je vais t’aider, Varok », dit Jendek en s’agenouillant à côté d’Agnar.
Varok soudainement s’esclaffa, le rire transformant son visage marqué en un affreux simulacre d’amusement. « Bien. Je suppose que le vieux Stonebones aura une jolie petite cicatrice dont il pourra se vanter pendant un moment ». Le gros trollkin fouilla dans sa pochette et en sortit une longueur de fil de pêche et un hameçon métallique grossier. Malgré sa taille, Varok avait des mains agiles et était assez doué pour panser les blessures sur le champ de bataille. « Jendek, rapproche les lèvres de la plaie ».
Jendek hocha la tête et plaça ses mains de chaque côté de la déchirure béante de l’épaule d’Agnar. Il repoussa les lèvres irrégulières de la coupure aussi doucement que possible, alignant au mieux qu’il pouvait les extrémités sectionnées de la clavicule d’Agnar. Le mouvement fit couler du sang frais de la blessure et tout le corps d’Agnar tressaillit, mais il ne reprit pas conscience. « Merde », siffla Jendek. Les veines et les artères des trollkin se refermaient rapidement, même en cas de blessures graves. Quelque chose n’allait vraiment pas.
Varok grogna alors qu’il examinait la blessure de près, poussant les tissus environnants et jurant dans sa barbe alors que davantage de sang s’écoulait de la plaie à chaque mouvement. « Je pense qu’un morceau du bouclier de cette créature est toujours logé là, tout au fond. Trop profond pour être atteint ici. On dirait que cela va continuer à le couper jusqu’à ce que nous puissions l’extraire, mais c’est une question à régler plus tard. Allez Jendek, referme cette plaie sanglante ! » Varok s’attela à la tâche, ses grandes mains habiles maniant l’hameçon et le fil avec une rapide et expérimentée facilité. « Harga, surveille cette créature », dit-il pendant qu’il œuvrait. « Je ne veux pas que cette foutue chose s’approche de moi avec mon kilt sur les genoux ».
« J’ai vu où elle s’est enfuie », déclara Harga en pointant l’une de ses haches en direction de la lisière à l’extrémité ouest. « Ne t’inquiète pas, Varok. Je ne là laisserai pas planter ton gros cul ».
Varok renifla. « Ceux qui vivent dans des huttes au toit de chaume ne devraient pas lancer de torches, mon cher ».
« Ferme-là et concentre toi sur ton travail, Varok », rétorqua Harga, qui dut cependant réprimer un sourire. Les plaisanteries bourrues et souvent grossières de Varok avaient le don d’apaiser la tension dans le groupe.
C’est quoi cette chose, d’ailleurs ? » demanda Jendek, les yeux écarquillés par une évidente peur. Jendek était le plus jeune des trois, et bien qu’il soit un guerrier compétent, Harga se demandait souvent s’il n’était pas trop sensible pour son propre bien.
« J’en ai aucune idée », répondit Harga. « Je n’ai jamais rien vu de pareil ».
« Une sorte de créature corrompue, à ton avis ? » demanda Varok. « Je pense qu’il se battait aux côté de ces foutus rejetons ».
Harga secoua la tête : « Je ne crois pas. Il ne semblait vraiment pas les aider. En fait, je ne l’ai même pas remarqué pendant la bataille jusqu’à ce qu’il s’en prenne à Père ».
« Pourquoi lui ? » demanda Varok/
« Je ne sais pas », répondit Harga. « Cela n’a pas vraiment d’importance pour l’instant ».
« Voilà, ça devrait tenir », annonça Varok en se levant. « Mais l’entaille ne se refermera pas tant que ce maudit morceau de bouclier sera là, et l’hémorragie ne s’arrêtera pas complètement. Je pense aussi que l’un de ses poumons s’est affaisser. Jette un oeil, Harga. Je vais zieuter la lisière ».
Harga s’agenouilla et examina le travail de Varok. La blessure était refermée, les points de suture serrés et régulièrement espacés. C’était du beau travail, mais le sang continuait de couler sur la lèvre déchiquetée de la coupure. « Bien joué, Varok », dit-elle.
Il repoussa les lèvres irrégulières de la coupure aussi doucement que possible, alignant au mieux qu’il pouvait les extrémités sectionnées de la clavicule d’Agnar.« Tu en attendait moins ? » grogna Varok en réponse.
« Nous ne pouvons pas rester ici, Harga », dit Jendek. « Nous devons amener Agnar dans un lieu sûr pour pouvoir extraire ce fragment ».
« Le point de ralliement de Calandra ? » proposa Varok. La bataille entre les trollkin et les rejetons draconiques avait été indécise et les deux camps s’étaient retirés dans la forêt. Ce qui restait de la force dirigée par la warlock Calandra Diseuse de Vérité avait fui vers l’ouest, tandis que les rejetons draconiques et les elfes corrompus avaient fui vers l’est. Les trois champions trollkin avaient fait demi-tour après la retraite générale lorsqu’ils avaient réalisé qu’Agnar n’était pas parmi eux.
Je ne peux pas le déplacer tant qu’il n’a pas un peu guéri », répondit Harga.
« Je comprends », acquiesça Jendek. « Mais il y a encore des rejetons corrompus dans la région. Ils peuvent revenir à tout moment. De plus, j’ai l’impression que cette créature pourrait revenir et essayer de tuer Agnar à nouveau ».
« Tu est conscient que le campement est dans la même direction que cette maudite créature, n’est-ce pas ? » demanda Varok.
« Je pense que nous devons tenter notre chance », déclara Jendek. « Nous sommes toujours trois fois plus nombreux qu’elle, et elle a battu en retraite lorsque nous l’avons défiée. Je pense pas que nos chances soient aussi bonne face à un nombre même symbolique de rejetons corrompus.
« Cette chose a battu en retraite parce qu’elle était à découvert et qu’elle faisait face à un nombre supérieur. Si nous entrons dans le Bois d’Épines, nous abandonnons l’avantage du terrain dégagé », dit Harga sans ambages.
Jendek se leva et regarda Agnar, le visage grave. « Je ne pense pas qu’il survivra pas plus d’un jour, deux au maximum, si nous ne parvenons pas à retirer l’éclat d’arme de la blessure pour qu’elle puisse se refermer. La magie de Calandra est désormais son meilleur espoir ».
Harga regarda la limites des arbres à l’ouest, fronçant les sourcils. « Tout ce qui peut vaincre mon père dans un duel à un contre un n’est pas quelque chose que je veux combattre au milieu d’une forêt profonde et sombre. Vous avez tous les deux vu comment il se déplaçait. Je suis sûr qu’il peut manoeuvrer parmi les arbres bien mieux que n’importe lequel d’entre nous ».
« Tu as raison », dit Varok en haussant ses épaules charnues. « Même si je déteste être d’accord avec le plus jeune membre de notre groupe, je pense qu’il a raison lui aussi. Ton père est peut-être aussi coriace qu’un troll sanguinaire, Harga, mais il ne peut pas guérir comme lui ».
« Il est midi », dit Jendek. « Si nous partons maintenant, nous pourrons atteindre le campement de Calanda avant la tombée de la nuit ».
Harga se contenta de fixer la lisière des arbres, la bouche serrée. Elle se demandait ce que ferait son père. Non, en fait, elle le savait. Il laisserait derrière lui un soldat mortellement blessé s’il y avait une chance que cela coûte la vie à trois soldats en bonne santé et capables. Elle regarda la forme immobile de son père, sa poitrine se soulevant et s’abaissant faiblement, et sut que ce n’était pas quelque chose qu’elle pouvait faire.
« Très bien », répondit Harga après quelques instants de silence. « Voyons ce que nous pouvons récupérer pour une litière. Je veux que nous nous mettions en route dans les trente prochaines minutes.
* * *
Le chasseur regardait les trois trollkin pénétrer dans la forêt, traînant la proie derrière eux sur un brancard de fortune bricolé à partie de hampes de lance et de vêtements pillés sur les morts. Ils passèrent sous un arbre sans remarquer la danger qui les guettait. Le chasseur envisagea momentanément de se laisser tomber parmi eux, d’achever la mise à mort, puis de battre en retraite, mais une telle action serait très dangereuse tant que les trois trollkin seraient ensemble. Au lieu de cela, ils les laissa passer, sachant qu’ils seraient plus vulnérables à mesure qu’ils s’enfonceraient dans la forêt.
Suivre les trollkin ne serait pas difficile. Le chasseur pouvait facilement discerner les sons particuliers de leurs armures métalliques et de leurs voix résonnantes, même dans la forêt dense. Il sautait d’arbre en arbre, à un demi-kilomètre derrière eux. Il laissait le groupe se déplacer sans encombre pour le moment, espérant leur faire croire qu’il avait abandonné sa proie. Il ne pouvait cependant pas attendre trop longtemps. Il pouvait humer l’odeur persistante des nombreux trollkin qui étaient passés par là peu de temps auparavant, les survivants de la grande force qui avait combattu les rejetons draconiques. Les trollkin qu’il suivait à présent semblait emmener sa proie là où le reste de leur espèce avait fui. Il ne pouvait pas les laisser atteindre leur destination.
Le chasseur sautait d’un arbre à l’autre, ses puissantes jambes le propulsant dans les airs avec une aisance de prédateur. Il atterrit avec un léger bruissement de branches sur son nouveau perchoir, ne faisant pas plus de bruit qu’une douce brise soufflant à travers les feuilles. Deux autres bonds placèrent le chasseur juste au-dessus des trollkin. Tous trois étaient accroupis au-dessus du brancard transportant sa proie.
Les voix des trollkin remontaient à travers la canopée. Leur langue rude et étrangère était incompréhensible, mais le chasseur reconnut le ton et la posture du doute, de l’inquiétude et de la peur. Il sentit son corps se tendre, alarmé. La proie était-elle morte ? Perdre une proie aussi précieuse à cause de quelque chose d’aussi dérisoire qu’une perte de sang était une honte presque insupportable. La proie devait mourir de la seule main du chasseur.
L’un des trollkin, la femelle du groupe, lavait la blessure de la proie avec de l’eau, éliminant le sang séché qui s’était accumulé autour de sa blessure. Sa préoccupation semblait plus grande que celle de ses compagnons, et elle faisait preuve d’une douceur indéniable dans ses gestes. Il y avait entre elle et la proie un lien que les autres ne possédaient pas. Elle leva les yeux vers ses compagnon et sa bouche se tordit dans l’expression que le chasseur avait apprise et qui si signifiait le bonheur ou la satisfaction. Elle remarqua alors que la proie se soulevait et s’abaissait avec régularité. Avec soulagement, il réalisa que la proie vivait encore.
Les voix des trollkin changèrent de ton et leur langage corporel devint plus détendu et plus expressif. Ils avaient désormais de l’espoir. Les deux mâles saisirent les extrémités des hampes et le petit groupe recommença à bouger. Ils avançaient à travers la forêt à un rythme assez rapide et atteindraient probablement le grand groupe de trollkin à l’ouest avant la tombée de la nuit. Le chasseur devait les ralentir et les éloigner de sa proie.
Ses yeux balayaient chaque centimètre carré du corps du trollkin, notant le poids de son armure, là où l’acier encombrant limitait les mouvements et où l’armure n’offrait aucune protection au niveau de la gorge, des aisselles et derrières les jambes.Le chasseur concentra son attention sur le plus petit des mâles. Celui-ci était la meilleure cible pour l’une de ses tactiques favorites : isoler et blesser le membre le plus faible d’un groupe, compromettant ainsi les plus forts lorsqu’ils ralentissaient pour aider leur compagnon blessé.
Le chasseur bloquait tout autre stimulus à l’exception de ce qu’il pouvait voir, entendre et sentir de la cible qu’il avait choisie. Ses yeux balayaient chaque centimètre carré du corps du trollkin, notant le poids de son armure, là où l’acier encombrant limitait les mouvements et où l’armure n’offrait aucune protection au niveau de la gorge, des aisselles et derrières les jambes. Il écoutait la respiration du trollkin alors qu’il tirait le lourd brancard et les grognements d’effort pouvant signifier une fatigue musculaire. Enfin, il perçut l’odeur nauséabonde de la sueur et de l’haleine fade qui signifiaient la déshydratation. En quelques secondes, il avait rassemblé toutes les informations nécessaires pour chasser la cible de la manière la plus efficace possible.
Le chasseur inspira profondément et se laissa tomber silencieusement au sol, loin derrière les trollkin. Un frisson aigu et électrique parcourut son corps : une nouvelle chasse débutait.
* * *
Tu crois qu’il nous suit, Harga ? » demanda Jendek, la fatigue dans la voix. Varok et lui portaient Agnar depuis près de deux heures. Ils n’avaient pas enlevé la lourde armure d’Agnar de peur de rouvrir sa blessure et sa grande hache reposait sur sa poitrine ; la litière et son passager pesaient facilement cent quatre-vingt kilogrammes.
« Moins de blabla, plus de portage », grogna Varok derrière lui. Le plus gros des trollkin avait clairement plus de facilité, et il ne transpirait presque pas.
Harga marchait à quelques pas devant ses compagnons, une arme fermement agrippée dans chaque main. Ses yeux scrutaient la forêt environnante à la recherche de tout signe de mouvement. « Probablement », répondit-elle à Jendek, « mais cette foutue chose prend certainement son temps ».
« Eh bien, il ne devrait pas avoir beaucoup de mal à nous trouver », déclara Varok. « Nous faisons plus de bruit qu’une paire de trolls sanguinaires bourrés ».
« Bien », grogna Harga. « J’espère qu’il nous trouvera rapidement, pour que je puisse lui planter mes deux haches dans son cul écailleux ».
« Attendez ! » Jendek cessa de se déplacer, forçant Varok à faire de même. Harga se retourna rapidement, les haches levées. « Tu entends ça ? » Il pointa son menton vers le linceul de branches et de feuilles noueuses qui masquaient presque les cieux.
Le trollkin se figea, fouillant la canopée et écoutant attentivement. « C’est le vent », dit finalement Varok avec un haussement d’épaules. « Ne sois pas nerveux, Jendek ».
« Je ne suis pas nerveux », répliqua Jendek. « J’ai entendu- »
Le bruit sourd de quelque chose de lourd frappant le sol derrière le brancard fit retourner le trollkin. La créature était en mouvement bien avant que Varok ou Jendek n’aient pu lâcher les perches improvisées et atteindre les haches qui pendaient à leurs ceintures. Ce fut un flou d’écailles et d’acier, flottant presque au-dessus des broussailles et des feuilles mortes du sol de la forêt.
Harga eut le temps de faire un pas vers la créature alors qu’elle passait devant Jendek, l’arme à long manche qu’elle portait se déployant au fur et à mesure qu’elle se déplaçait. Le cri de Jendek emplit soudainement la forêt, et le sang gicla en un large éventail. La créature ne s’arrêtait pas de bouger et courut droit vers Harga alors même que Jendek s’effondrait au sol.
Harga se prépara à l’impact, levant ses haches en garde centrale, mais la créature sauta simplement au-dessus d’elle, sautant avec force du sol qui le propulsa neuf mètres dans les airs. Il disparut dans la canopée de la forêt, se déplaçant parmi les branches entrelacées avec une agilité semblable à celle d’un lézard.
La chose descendit des arbres, attaqua et disparu à nouveau en l’espace de dix battements de coeur. Harga avait à peine remarqué qu’ils étaient attaqués que tout était déjà terminé. Elle détoura son attention de la canopée de la forêt vers ses deux compagnons.
« C’est vrai, démon », dit-elle en souriant. « Tu affrontes l’un des membres de Dhunia, et nous sommes très difficiles à tuer ! »Varok se tenait au-dessus de Jendek, les deux haches en main, le visage tendu par la rage. Jendek était à genoux, ses haches au sol devant lui. Ses mains étaient serrées sur une blessure à sa jambe droite, du sang coulait entre ses doigts et coulait le long de sa jambière.
« Dhunia, ce truc est sacrément rapide ! » souffla Varok. « Je n’ai pas eu le temps de tressaillir avant qu’il ne soir sur nous. Il cracha par terre de dégoût.
Harga s’agenouilla à côté de son compagnon blessé. « Laisse-moi voir », dit-elle en écartement doucement les mains de Jendek de la blessure. Le précision de la frappe de la créature était étrange. Il avait tranché la chair exposée entre le kilt de Jendek et la jambière de sa jambe droite, un espace à peine quinze centimètres – au pas de course, pas moins, et avec une arme de plus de deux mètres quarante de long. La profonde entaille avait traversé la jambe de Jendek, sectionnant entièrement le gros muscle et causant probablement également quelques lésions nerveuses. « Tu peux te lever ? » demanda-t-elle.
Le jeune trollkin posa une main sur l’épaule d’Harga pour se soutenir et serra les dents. Il se hissa, se tenant sur sa jambe gauche. Il essaya de poser son poids sur sa droite et s’effondra immédiatement. « Je ne peux pas », souffla-t-il, l’agonie clairement perceptible dans sa voix.
« Très bien », dit Harga, esquivant un faible sourire. « Ne t’inquiète pas pour ça, Varok va te recoudre et tu seras comme neuf dans quelques jours ».
« Pourquoi il m’a pas tué ? »
« Il veux nous ralentir », cracha Varok en s’agenouillant à côté de Jendek avec son fil de pêche et son aiguille grossière. « Maintenant, tu ne peux plus porter le brancard et tu ne peux plus marcher. C’est un fils de pute intelligent. Je le reconnais ».
« Je suis désolé, Harga », murmura Jendek. « Je n’ai pas été assez rapide ».
Harga posa une main douce sur son épaule. « Aucun d’entre nous ne l’a été », répondit-elle. « Le prochaine, nous serons plus rapides ».
« Ou l’un de nous sera mort », marmonna Varok dans sa barbe.
* * *
Le chasseur était satisfait. Il avait accompli précisément ce qu’il s’était proposé de faire. Avec l’un d’entre eux blessés, les trollkin seraient beaucoup plus lentes. Il les observait depuis la sécurité d’un grand arbre, bien caché dans les profondeurs vertes des feuilles et des branches enchevêtrées. Ils avaient recommencé à se déplacer. Le grand mâle au visage balafré traînait le brancard tandis que la femelle aidait le mâle blessé à avancer, le laissant s’appuyer lourdement sur son épaule armurée.
Maintenant qu’il les avait ralentis et affaiblis, le chasseur n’avait plus qu’à éloigner les deux trollkin non blessés de leur proie suffisamment longtemps pour qu’il puisse finir sa besogne. Le grand mâle serait la clé. Son langage corporel rayonnait de colère et de frustration, un étant émotionnel dans lequel la plupart des créatures prenaient des décisions irréfléchies lorsqu’elles étaient provoquées.
Le chasseur se déplaçait à travers les arbres aux côtés du groupe, en faisant particulièrement attention à rester invisibles et inaudibles. Les trollkin étaient désormais plus prudents et seraient sur leurs gardes. Pourtant, ils n’étaient pas habitués au terrain et ne pouvaient pas reconnaître les signes que même un prédateur inexpérimenté pouvait laisser, sans parler d’un prédateur aussi habile que le chasseur.
La femelle et le mâle blessé avaient progressivement pris de l’avance sur l’autre, laissant un espace d’une dizaines de verges entre eux. Un espace plus que suffisant pour ce que le chasseur avait prévu. Il jaugea la distance, puis sauta de son perchoir pour atterrir à un trois mètres devant le mâle indemne.
Les yeux du grand trollkin s’écarquillèrent, et il lâcha les poignée du brancard pour le laisser tomber au sol. Le chasseur resta immobile un moment, s’assurant que le trollkin pouvait voir ses yeux. Il pointa alors son
kelkax vers lui et hocha la tête : un évident défi.
Les haches du mâle balafré furent soudain dans ses mains, et le chasseur put remarquer la rage s’épanouir, brûlante et irrationnelle, derrière ses yeux. Le chasseur entendit la femelle et le mâle blessé crier quelque chose derrière eux, puis le bruit du mâle blessé tombant au sol alors que la femelle cherchait ses armes. Le chasseur s’élança vers la gauche, et s’enfonça dans la forêt, sachant qu’il serait certainement suivi.
* * *
« Varok ! Attends ! » cria Harga, mais il était trop tard. Varok poussa un hurlement de rage et s‘enfonça dans la forêt à la suite de la créature. Elle avait vu la colère dans ses yeux lorsque la créature avait lancé son défi. Varok était un guerrier compétent, mais il pouvait se perdre dans la fureur et le désir de combattre lorsqu’il était provoqué.
« Laisse-moi », grogna Jendek, assis à ses pieds. « Protège ton père ».
Harga pouvait entendre Varok s’enfoncer dans la forêt au nord, les sons s’estompant à mesure qu’il s’éloignait. Le suivre était une évidente ruse, et une vague de colère l’envahit à l’idée que Varok puisse être assez stupide pour se laisser prendre au piège.
La canopée de la forêt au-dessus d’elle bruissa soudainement de mouvement, et elle leva les yeux pour voir la créature sauter d’arbre en arbre, se dirigeant droit vers le brancard qui contenait son père. Elle se lança dans une course folle, atteignant le brancard juste au moment où la créature atterrissait à pas feutrés à côté.
« Éloigne-toi de lui ! » hurla Harga en se jetant sur la créature. Ses haches se mouvaient comme deux cyclones de destruction, tissant les complexes schémas de combat qu’elle pratiquait depuis qu’elle était en âge de les soulever. Ses coups pleuvaient sur la créature, mais celle-ci était incroyablement rapide et bloquait chaque coup avec une déconcertante facilité. Les repoussant avec son bouclier ou la hampe de son arme.
Lorsque la créature recula d’un pas, Harga la suivit, balançant ses haches et hurlant sa rage. Puis il passa à l’offensive. La lame d’acier au bout de son arme s’élança tel un serpent, frappant une fois, deux fois, trois fois en l’espace d’un battement de coeur. Elle parvint à parer à chaque fois, mais l’arme la força à reculer de deux pas, la poussant contre le brancard.
La créature n’émettait aucun son, et son visage écailleux et étranger n’avait aucune expression qu’elle aurait pût reconnaître. Elle était comme une force de la nature ; les frappes de ses armes et de son boucliers à pointes pleuvaient avec l’imprévisible force d’un orage. Il se rapprochait d’elle à chaque coup, son arme d’hast commençant coincer ses haches plus courtes contre son corps avec une décharge de coups. Harga était consciente que ses défenses allaient bientôt s’effondrer. La chose était tout simplement trop rapide.
Quelque chose passa soudainement au-dessus de la tête de la créature, l’obligeant à se baisser rapidement. En jetant un coup d’oeil à sa gauche, Harga vit Jendek en équilibre sur une jambe et tenant sa deuxième hache d’une manière maladroite. Il avait raté son coup – les lourdes haches qu’il maniait étaient conçues pour tout sauf pour être lancées – mais il avait distrait la créature pendant une fraction de seconde. Assez longtemps pour qu’elle puisse éloigner l’arme de son corps et enfoncer sa seconde hache dans son ventre, juste en dessous du bord inférieur de son bouclier.
La créature portait une chemise ajustée composée d’étranges bandes métalliques qui détournèrent le tranchant de sa hache, mais elle ne parvint pas à atténuer complètement la force brute du coup. Harga entendit le bruit glorieux des côtes qui craquent. La créature siffla de douleur et bondit en arrière, trébuchant un peu en touchant le sol. Son visage n’était plus aussi étrange, et Harga crut voir la haine et la rage transparaître dans ses yeux froids et reptiliens.
« C’est vrai, démon », dit-elle en souriant. « Tu affrontes l’un des membres de Dhunia, et nous sommes très difficiles à tuer ! »
Le chasseur se rapprocha de quelques pas et se mit en position basse, ignorant le craquement de douleur que le mouvement provoquait dans son flanc.La créature plissa les yeux à ses mots, comme si elle comprenait une partie de ce qu’elle avait dit. Son ton, au moins, avait été universel. Harga s’attendait à ce que la créature renouvelles ses attaques contre elle – sa blessure devait l’entraver, mais elle supposait qu’elle était assez résistante pour supporter quelques côtes fêlées. Au lieu de cela, il s’élança vers Jendek.
En équilibre sur une jambe et armé d’une seule hache, le trollkin blessé était une cible facile. La créature s’était précipitée vers lui, écarté sa hache avec son bouclier, puis enfonça son arme dans son corps. Jendek inspira profondément avec angoisse, puis a créature arracha son arme, répandant du sang et des entrailles sur le sol de la forêt. Jendek s’effondra tel un sac tubercules aux pieds de son agresseur.
« Non, non, non », murmura Harga, stupéfaite d’horreur. La créature la fixa un instant, puis d’une méprisante pichenette, elle balaya le sang sur sa lame d’un geste méprisant et s’enfuit dans la forêt, une main griffue tenant l’endroit où elle l’avait frappé.
* * *
Le chasseur se cacha sous les racines étendues d’un grand arbre, soufflant lorsqu’un mouvement envoyait des tremblements de douleur dans tout son corps. Le coup de la femme avait brisé quelque chose à l’intérieur. La blessure guérirait avec le temps, mais pour l’instant, elle le ralentirait considérablement.
La colère envahit l’esprit du chasseur. Il avait laissé une créature inférieur et blessée le distraire de sa proie. La proie avait été à sa portée – et mieux encore, la femelle était une combattante habile, digne également d’être qualifiée de proie. Mais le chasseur s’était lui-même comporté comme une proie et avait laissé la hache lancée par la mâle blessé détourner son attention à un moment crucial.
La femelle semblait dévouée à ses compagnons, en particulier au mâle le plus âgé. Elle avait choisi de ne pas l’abandonner sur le champ de bataille, et avait pris un grand risque en le traînant à travers la forêt. Prendrait-elle le même risque pour un autre de ses compagnons ?
Le bruit de quelque chose de gros se déplaçant maladroitement dans les broussailles à l’ouest brisa le calme. Le chasseur se leva et grimpa péniblement le long du tronc de l’arbre sous lequel il était assis. Le grand mâle au visage balafré traversa la forêt l’instant d’après, visiblement perdu.
Seul et désorienté, le trollkin serait facile à tuer… ou à mutiler. Après quelques instants, le chasseur passa son bouclier dans son dos et saisit son
kelkax à deux mains. Ensuite, il se laissa tomber silencieusement de l’arbre et se lança à la poursuite de sa nouvelle proie.
* * *
Le visage de Jendek s’était déjà détendu lorsqu’Harga l’avait retourné. Le chagrin monta en elle et elle lutta contre le cri qui menaçait de jaillir de ses poumons. Un guerrier ne pleure pas ceux qui sont tombés, avait souvent dit son père. « Un guerrier se venge », compléta-t-elle à voix haute.
« Sois en paix, guerrier », chuchota Harga en fermant doucement les yeux de Jendek. « Ton sacrifice ne sera pas vain. Je te le promets ». Elle attrapa le jeune trollkin par les bras et l’entraîna loin de l’endroit où il avait été tué. Elle l’appuya contre le tronc d’un arbre voisin et plaça ses haches à ses côtés.
Lorsqu’elle revint Agnar Stonebones se redressait dans le brancard, le visage pâle et tiré.
« Père », s’exclama Harga en courant à ses côtés. « Tu as mal ? La blessure s’est-elle ouverte ? Est-ce que tu- »
Agnar leva une main grosse comme un jambon. « Chut, maintenant », dit-il. « Dis-moi ce qui s’est passé ».
Soudainement, Agnar n’était plus son père, mais le chef de sa bande de champions. Elle se replongea avec soulagement dans la familière routine. Elle lui raconta tout ce qui s’était passé depuis le moment où il avait été abattu par la créature jusqu’à ce qu’il ait repris conscience.
« Tu aurais du m’abandonner, Harga », dit-il lorsqu’elle eut fini son récit. « J’étais censé mourir sur le terrain. Tu as pris trop de risque en m’emmenant avec toi ».
« Je ne pouvais pas laisser cette chose te tuer ! » protesta Harga. « Je savais que tu récupérerais. Je le savais ». Elle jeta un coup d’oeil à la blessure d’Agnar, qui laisser s’échapper du sang frais à cause de l’effort de ses mouvements. Son bras gauche pendait mollement à ses côtés.
« Ma fille, utilisa ta tête », réprimenda-t-il. « Je suis toujours invalide et je vais juste vous ralentir. Tu dois trouver Varok et te rendre au campement de Calandra dès que possible. Tant que vous le pouvez encore ».
« Mais- » Harga fut interrompue par un rugissement profond et douloureux résonnant dans la forêt. Le silence régna pendant quelques secondes, puis second rugissement furieux retentit.
« C’est Varok. Tu dois aller le voir », dit Agnar avec fermeté.
« Quoi ? » protesta Harga. « Je ne peux pas te laisser ici ! Cette chose va te tuer ! »
« Tu ne peux pas l’empêcher, et ton compagnon d’armes a besoin de ton aide. Tu peux encore le sauver. Tu ne peux pas me sauver ».
« Père,
je t’en prie ! » supplia Harga. « Je peux vous sauver tous les deux. Je trouverai un moyen ».
« Harga Stonebones », beugla soudainement Agnar, sa voix étant un marteau en fer. « Je suis ton chef et le père qui t’a élevé et le premier à avoir mis une hache dans tes mains. Tu ne me désobéiras pas ! »
Harga resta silencieusement un moment, son visage était un masque de douleur et de chagrin. Finalement, elle se redressa. « Oui, père », réussit-elle à dire. Elle se retourna résolument pour partir, mais la main d’Agnar sur son épaule l’arrêta.
Elle fut surprise de voir sa propre douleur se refléter sur son visage. Il l’attira et pressa son front contre le sien comme il le faisait depuis qu’elle était petite. « Tu fais la fierté d’un père, Harga », murmura-t-il. Il s’écarta, puis tendit la main pour prendre l’une de ses haches entre ses doigts. « Et je ne vois pas de meilleur faon de finir qu’avec ta hache dans ma main ».
« Que la lame et ma rage de Dhunia trouvent leur marque », répliqua Harga, le chagrin palpable dans sa voix. Elle ne quitta pas son père des yeux, prit une profonde inspiration et tendit la main, sa voix rauque résonnant plus clairement. « Je suis la fille d’Agnar Stonebones, champion et héros de son peuple, et je revendique sa lame comme mon dû légitime ! »
Le vieux trollkin hocha la tête d’un air approbateur, souleva sa grande hache à deux mains se trouvant à côté de lui sur le brancard et plaça son manche bien usé dans la main de la jeune femme. « Va maintenant », murmura Agnar en la repoussant. « Sauve Varok et toi-même ».
Il n’y avait plus rien à dire. Harga savait qu’elle ne pourrait jamais détourner Agnar de la voie qu’il avait choisie. Elle se retourna et courut, vers l’écho s’estompant du dernier hurlement de Varok et s’éloignant du destin de son père.
* * *
Le chasseur regardait la proie se redresser sur la litière avec un grand plaisir. Il était parfois nécessaire de tuer une proie inconsciente. Cette proie méritait d’affronter la mort éveillée et debout.
La femelle trollkin était manifestement en détresse lorsque la proie s’adressa à elle, et lorsqu’il toucha son front si intimement, le chasseur comprit enfin le lien qui les unissait. La femelle était la progéniture de la proie. Cette révélation la plaça sous un jour nouveau. Elle était déjà une guerrière émérite, mais elle si elle portait le sang de la proie, elle deviendrait peut-être un jour une guerrière aussi émérite que lui… et peut-être même meilleure. L’idée d’affronter un jour une autre créature aussi capable que cette proie était une pensée agréable.
Elle n’était cependant pas encore prête et le chasseur fut soulagé lorsqu’elle quitta son père pour suivre les cris de son dernier compagnon. Désormais, il affronterait seul sa proie originelle, sans risquer de devoir tuer la femelle trollkin avant qu’elle ne devienne elle-même une proie digne.
Il faudrait un certain temps à la femelle pour atteindre le gros trollkin mâle. Le chasseur s’était jeté sur lui alors qu’il errait dans la forêt, l’assommant avec le plat de son
kelkax, puis le suspendant à un arbre, la tête en bas. Il lui avait ensuite ouvert l’abdomen, juste assez pour laisser passer quelques viscères. La blessure n’était pas mortelle pour une créature aussi robuste, mais elle était extrêmement douloureuse. De plus, d’après l’expérience du chasseur, la plupart des créatures paniquaient devant la difficultés d’empêcher leurs entrailles de se répandre, créant ainsi un véritable vacarme.
Les cris de douleur et de rage du trollkin avaient suffi à éloigner la femelle de son père, laissant la proie seule, armée et prête. Quelques instants après le départ de la femelle, le chasseur descendit de son perchoir parmi les arbres, atteignant le sol de la forêt à une douzaine de verges de sa proie et bien en vue. Il voulait que le trollkin voie la mort arriver.
Le vieux trollkin était encore gravement blessé. Son bras gauche pendait inutilement sur son côté, et l’importante blessure entre le cou et l’épaule devait lui causer une considérable douleur. Lentement, il se hissa sur ses pieds, s’appuyant lourdement sur le manche de sa hache. Le chasseur attendit. Finalement, la proie leva la hache dans sa main droite avec l’aisance d’un guerrier, prête à mettre fin au lien qui les unissait. Il prononça quelque chose dans sa langue gutturale, puis pointa l’arme vers le flanc blessé du chasseur et sourit sombrement.
Le chasseur se rapprocha de quelques pas et se mit en position basse, ignorant la douleur que le mouvement provoqua dans son flanc. Il tenait son
kelkax à deux mains, tenant l’arme à mi-hauteur et juste sous la lame. Cette prise réduisait la portée de l’arme, mais donnait au chasseur plus de contrôle sur l’arme longue.
La proie grogna en signe de reconnaissance et leva sa hache en garde haute.
Le chasseur hocha la tête une fois puis chargea. La douleur de sa blessure s’était pratiquement évaporée alors qu’il se déplaçait sur le sol de la forêt en direction de sa proie. Le frisson de la chasse revint et le chasseur se laissa emporter par la montée d’adrénaline.
La hache de la proie descendit en un clin d’oeil, mais le chasseur fut plus rapide. La crosse de son
kelkax se souleva pour intercepter la hache alors que le chasseur tournait en cercle serré sur son pied gauche, entraînant la lame du
kelkax dans un arc court et puissant. Le chasseur ressentit l’impact lorsque la lame frappa, la résistance alors qu’elle traversait la chair et les os, puis l’aisance gracieuse de la liberté lorsque l’arme acheva son arc de cercle. Dos à sa proie, le chasseur entendit un bruit sourd lorsque le corps du trollkin s’effondra, suivi d’un plus petit bruit sourd lorsque la tête du trollkin se détacha de son corps et frappa le sol.
Le chasseur se retourna pour examiner sa proie. Il était satisfait. Il avait tué cette proie digne d’intérêt d’un unique coup rapide et indolore. Une bonne tuerie. Le chasseur s’accroupit à côté du cadavre et souleva la tête coupée. Il étendit ses doigts sur le sommet de la tête de la proie et ferma les yeux en signe de révérence silencieuse. Le chasseur resta immobile pendant plusieurs minutes jusqu’à ce qu’il entende le bruit de la femelle trollkin revenant à travers la forêt. Il attacha rapidement le trophée à sa ceinture, puis sauta directement dans les branches cachées des grands arbres au-dessus de lui.
* * *